Que j'aime à faire connaitre un nombre utile aux sages...« On est ensemble sur le coup, en fin de compte. On devrait se marrer. On devrait danser. » Tout est Fatal - Stephen King Vous livrez-vous parfois à cet exercice simple qui consiste à « Googler » un terme : moyen simple de voir quelle est sa résonance sur le web, donc par reflet, quelle est son importance dans le monde connecté de 2019. Tentez l’expérience. Tapez « CLIMAT » dans la barre de recherche Google. En 0,46 s, Google trouve 90 200 000 occurrences pour ce terme. Pour « MOZART » le score monte à 129 000 000. Et pour « LEARNING » on est à 7 320 000 000. soit en lettres : " sept milliards trois cents vingts millions" d'occurences. Entre "e.learning", "blended.learning", "micro.learning", "social.learning", "mobil.learning" et ses faux amis éloignés "deap.learning" et "machine.learning"… Le terme est accommodé à toutes les sauces et il s’en crée tous les mois. Si on regarde de plus près les préfixes parfois réduits à une simple lettre, ils font tous référence à un outils (électronique, machine, mobil), ou à une modalité (blended, social, micro), comme si apprendre était strictement une question d’outil (tableau, tablette et autre polycopié numérique) ou de modalité (tout seul, à plusieurs, avec un prof en face à face ou à distance.) Ne trouvez-vous pas cela étrange ? Si vous regardez dans vos souvenirs, quels sont les moments marquants de votre scolarité ? Quelles sont les enseignants qui ont laissé en vous une marque indélébile, qui vous ont montré des chemins inconnus, titillé votre curiosité ou nourri votre âme ? Et pourquoi ces profs-là plutôt que les autres ? Pour moi, ces "profs" furent de deux sortes : ceux qui m’ont montré les facettes de l’âme humaine, les professeurs d’humanité (littérature, arts, philosophie, histoire, langues) comme on a cessé de nommer ces disciplines pendant des décennies. (Ce terme oublié semble revenir sur le devant de la scène si j’en crois la dernière réforme du bac, enfin, le peu que j’en ai lu). Puis ceux qui m’ont montré les facettes du monde visible, du monde invisible et des multiples infinis. (Mathématiques, physique, biologies, chimie.) Dans les deux domaines, les humanités comme les sciences, j’ai rencontré des enseignants d’une inestimable valeur. Les doigts d'une main suffit à les dénombrer. Pourquoi ceux-là étaient-ils différents des autres ? Pourquoi ceux-là parvenaient-ils à nous toucher ? Pourquoi ceux-là n’avaient-ils jamais de problèmes de discipline dans leur classe ? ... Je crois que consciemment ou non, ils portaient en eux un don. Le don de "raconter" le cours, comme on raconte des histoires. Ce don, négligé, oublié, qui fonde pourtant toute la tradition orale par laquelle l’humanité en un éclair est passé d’une aube fragile à un hubris technologique. Pourquoi "Savoir-raconter-des-histoires" est-il essentiel ? Parce que raconter des histoires, c’est connecter un morceau de vie vécu à un germe de vie qui ne demande qu'à vivre. Rien n’intéresse plus les gens de 7 à 77 ans, que la vie, la vraie. Pourquoi un film, un roman vous touche t’il ? Parce qu’il vous montre cette partie de vous-même dont vous n’aviez pas conscience, cette partie que vous n’osiez pas regarder en face. L'histoire que l'on raconte vous dit juste : "Vous aussi, vous êtes cela." Elle le dit par les mots et au delà d'eux, pour parler directement à votre âme. « Bon c’est bien gentil tout ça, mais, les histoires c’est pour les profs de français. Je ne vois pas bien comment on va pouvoir raconter une histoire avec 3,14, le calcul des dérivés, la chimie organique ou le moteur 2 temps. Et puis ensuite on n’est pas là pour amuser la galerie en relookant le Petit Chaperon Rouge. On est là pour leur apprendre des choses sérieuses ! » Ah oui, je vous ai parlé précédemment de mon lecteur test, vous vous souvenez ? le mec à l’intérieur de ma tête à qui j’ai donné l’autorisation de commenter tout ce que j’écris en matière de contenus pédagogiques, pour qu’il me dise si c’est à jeter ou non, et qui m’oblige à revoir ma copie autant de fois que nécessaire. Et bien, maintenant ils sont deux. Il a un cousin. Beaucoup plus étriqué. Son rôle à lui c’est d’être de "chieur de service", le type jamais content, qui trouve toujours un truc à redire sur le verre à moitié vide. Vous voyez de qui je parle ? Vous le connaissez forcément. C'est lui qui regarde le monde à travers le petit bout de la lorgnette. Les yeux fermés. Ce type pense donc, comme il vient de nous le claironner, que raconter des histoires, c’est un truc de littéraires. Ben non ! Ce type pense que raconter des histoires c’est un truc réservé aux enfants. Ben non ! Ce type pense même, que raconter des histoires, n’est pas très sérieux. Non, non et re-non ! Il n’y a rien de plus sérieux au monde que savoir raconter une histoire, car ce don est une clef qui ouvre les grilles des jardins secrets, pour en faire des jardins fertiles. En temps que formateur, ou enseignant, à défaut de le posséder ou de le cultiver ce don, tous les germes de savoir, de curiosité, de connaissance que vous portez en vous, resteront au fond de votre sac pour y sécher sans jamais rencontrer le terreau de cet autre jardin, où ils pourront foisonner. Et je vous le prouve. Avant d’être directeur de CFA, j’ai été formateur. Avant d’être formateur, j’ai été prof après avoir essayé deux ou trois choses du monde. A ce métier qui m'attirait, il y eut un premier jour, un première classe et une première erreur. Lundi matin, septembre 1997. 3ème étage d’un collège de l’Orne. Classe de sixième. Cours de mathématiques. On fait simple. : "Découverte de Pi et calcul de périmètres." Pas de quoi fouetter un chat ! Le tableau est propre, je monte sur l'estrade, je prends une craie et c'est parti. Après quelques minutes passées dos à la classe, je me retourne. Je l’aperçois, au premier rang. Elle me regarde avec de grands yeux la tête penchée sur le côté, les sourcils froncés et la main levée. " M’sieur, c’est quoi Pi. " Oh P***. Je l’ai pas vu venir celle-là. "Pi, est ce qu’on appelle un nombre irrationnel, parce que… il a des tas de chiffres après sa virgule. Ces chiffres ne se répètent jamais dans un ordre qu'on peut prévoir. Ils forment ainsi une … suite infinie... de décimales et… » Et la voilà qui pleure. Toute silencieuse. Sa bouche tremble. Deux grosses larmes coulent sur ses joues. Je suis désemparé. A cause de 3.14, j'ai fait pleurer une petite fille…qui deviendra probablement une adolescence prise de tête, fera tourner sa mère en bourrique, racontera qu'elle passe la nuit chez Maude, alors qu'elle teste le binge-drinking avec les types les moins fréquentables du lycée et passera les 2/3 de son temps éveillé à checker son Insta. Ou pas ! Mais pour l’instant, c’est juste une petite fille de sixième toute mignonne. Et je l’ai faite PLEURER ! « Mais enfin pourquoi tu pleures ? - M'sieur… on comprends rien… à ce que vous dites.» Je n’ai pas retenu le prénom de cette petite fille. Mais c’est une des personnes les plus fortes qu’il m’ait été donné de croiser dans ma vie. Parce que cette petite fille a eu le courage de dire qu’elle ne comprenait pas, et d’une telle façon, qu’elle m’a donné ma première leçon de pédagogie. Ensuite tout est allé très vite. Je ne pouvais pas la laisser comme ça. Je ne pouvais pas les laisser tous comme ça, sur le seuil du savoir mathématique. Je ne pouvais pas prendre le risque de flinguer leur scolarité parce que simplement je leur offrais de cette discipline extraordinaire une vision déshumanisée et vide de sens, alors que pour moi, c'était tout le contraire. " OK, OK… Je crois que je suis allé un peu vite non ?" Toutes les têtes se sont agitées de haut en bas. " On efface tout et on recommence. mais d'abord rangez vos affaires... (Personne ne bouge). Allez, faites ce que je dis, mettez vos affaires dans vos sacs ! - Faut sortit une feuille M’sieur ? - Pourquoi faire ? répondis-je. - Ben, faut ranger nos affaires... donc vous allez nous faire une interro ? " La petite fille se décomposait à nouveau. "Non, pas du tout. Rangez vos affaires, parce que je ne veux rien voir sur vos tables. Je ne veux pas que vous soyez distraits par toutes les bricoles que vous avez dans vos trousses. Je veux que vous soyez là, totalement, avec moi, à m'écouter. Parce que JE VAIS VOUS RACONTER UNE HISTOIRE. " Et c’est ainsi que j'ai inventé l'histoire de la naissance de Pi. " … Ca se passait en Egypte, il y a très longtemps. Et en Egypte, on trouve… - Des pyramides, M’sieur. - Parfaitement ! des pyramides. Depuis des tas d’années, les architectes égyptiens, construisaient des pyramides. Toujours les mêmes. De taille différentes, mais en fait… les mêmes. Une base carrée, et un toit en pointe. Un jour arrive un Pharaon qui en avait marre de voir ces pyramides toutes identiques. Base carrée, toit en pointe. Il trouvait cela un peu ringard. Alors il a demandé à son architecte d’inventer une autre sorte de Pyramide. Avec une autre base. Pas un carré, autre chose. Il voulait que l'architecte le surprenne. avec une forme nouvelle.. L'architecte décida donc de remplacer le carré de la base par une autre forme. Laquelle d'après vous ? - Un triangle M’sieur ! - Un rectangle ! - Un cercle M’sieur. - Oui, vous avez tous raisons. L’architecte passa en revue toutes les formes qu'il connaissait, mais ne parvenait pas à choisir. Il alla donc voir le Pharaon. " Debout sur l'estrade, à côté du bureau, je prends alors la pose de profil des scribes qu'on voit sur les bas reliefs. Et d'une voix caverneuse, je dis : "Majesté, quelle figure préférez-vous !"
"Sans hésiter, le pharaon désigne la pyramide à base circulaire et dit : le cercle ! Architecte ! il est comme l’image du soleil qui traverse le ciel d'Est en Ouest. " Dans le même temps, j’avais rempli le tableau de pyramides de toutes sortes, et dessiné un cercle figurant RA le Dieu Soleil. Les gamins étaient pendus à mes lèvres. Je les tenais. Tous, sans exception. L'histoire avais ouvert la porte de leur esprit. Mais je ne devais pas perdre de vue mon objectif. Il était simple. Leur faire comprendre, retenir et accepter Pi. Puis comprendre et retenir la formule de calcul du périmètre d’un cercle. Il me restait 15 minutes. Je continuais mon récit. "Une fois la pyramide construite, le pharaon était tellement heureux de cette nouvelle forme, qu'il commanda à l'architecte d'en construire d'autres, mais de tailles différentes. Si bien que l’architecte pour préparer la construction dût tracer au sol plusieurs cercles en grandeur nature, afin de mesurer leur périmètre à l'aide d'une corde à nœuds. Ce travail était fastidieux, et l’architecte en eut rapidement assez. " " Il y a forcément un moyen d’aller plus vite se dit-il. Un moyen de calculer le périmètre de cette Pyramide au lieu de devoir le mesurer à la main. Il alla voir un ami qui était un grand voyageur. Grec de son état, il avait la réputation de connaitre un mathématicien célèbre nommé Pythagore. - M’sieur, M’sieur. Il y a même le théorème de Pythagore… - Comment tu sais ça toi. Je n’en ai jamais parlé ! - C’est mon frère M’sieur. Il est en 4ème et il fait ça. - C'est vrai. Vous étudierez cela en 4ème. Mais ce qu’on appelle le célèbre Théorème de Pythagore, est une autre histoire. Il faudra attendre un peu pour que je vous la raconte. Revenons à notre mathématicien grec. "Lorsque que tu augmentes le diamètre du cercle, dit-il, le périmètre augmente, n’est-ce pas. ? - Bien sur, répondit l’Architecte. Où veux-tu en venir ? - He bien, je me dis qu’il y a nécessairement un rapport entre le diamètre et le périmètre. - Un rapport ? UN RAPPORT ! Mais oui ! " L’architecte partit en courant dans son atelier. il attrapa une feuille de papyrus, de quoi écrire et commença à faire des calculs. " Puis je m’adressais à la classe. " Savez-vous quelle est l’opération qui correspond à "un rapport". C’est peut-être un peu difficile comme question, mais vous pouvez essayer de répondre, il n’y a que 4 possibilités ? - Une division M’sieur. » C’est la petite fille en larme qui répondit. Mais là, elle ne pleurait plus. " Parfaitement, c'est bien la division. L’Architecte se mit à poser des divisions. Il prit la première pyramide à base circulaire… au fait de nos jours on appelle ça un cône, comme les cônes de glace. Il prit la première base, nota la longueur du périmètre et la divisa par le diamètre. Il trouva alors comme résultat 3,14. - C’est Pi ! M’sieur. C’est Pi ! - Oui c’est Pi. Mais vous n’avez encore rien vu. L’architecte prit une autre pyramide, une autre base circulaire, plus grande cette fois ci, ainsi que son diamètre. Il posa à nouveau la division et trouva également 3,14. - Ah. Bon ? - Et. Oui ! Le hasard pensa t’il. C'est tout de même curieux. Il recommença son calcul avec une troisième pyramide. Puis une quatrième, une cinquième. Il n'en croyait pas ses yeux. Chaque fois qu'il effectuait la division du périmètre par le diamètre, il trouvait le même résultat : 3,14. L’architecte retourna chez son ami le mathématicien grec pour lui raconter sa découverte. Celui-ci leva les yeux au ciel, et dit : " Ne cherchais-tu pas un moyen de calculer les périmètres sans avoir à les tracer dans le sable et à utiliser ta corde ? - Mais oui ! dit l'Architecte. - Alors mon ami, ne cherche plus. Ce nombre étrange que tu as découvert va te faciliter le travail. " J’écrivais alors au tableau la formule visée : Périmètre = 3,14 x diamètre. " Voila d’où vient cette formule, ainsi que le nombre Pi. Maintenant que vous connaissez toute l'histoire, il reste un point qui n'a pas été résolu." Une main se leva au fond de la classe. Là où elles se lèvent rarement. " M’sieur, pourquoi 3,14 il s’appelle Pi ? - Bravo, c’est bien le dernier point à résoudre. » dis-je. Toute histoire mérite d’avoir une bonne fin. Je pris alors une craie, et commençais à tracer une à une les lettres de l’alphabet Grec. (J‘avais eu la chance pendant mes années de collège de commencer l’étude du grec ionien attique.) Je soulignais de la craie la 16ème lettre de de l’alphabet. Cette lettre-là, c’est la lettre " P " en grec. Et en grec cette lettre se dit " Pi ". Comme l’ami de l’architecte était grec, que ce nombre étrange servait à calculer les périmètres et que Périmètre commence par la lettre "P", l’Architecte appela ce nombre Pi en l’honneur de son ami mathématicien. Voila, maintenant vous savez vraiment tout. » La petite fille me regardait avec de grands yeux. Elle avait retrouvé son sourire. La sonnerie retentit. Brisa cet instant où vous sentez que la grille s'est ouverte sur un jardin fertile, suffisamment longtemps pour vous permettre d'y lancer une poignée de graines. La petite fille se leva, attrapa son cartable et se dirigea vers moi. " Monsieur. C’est drôlement mieux quand vous faites les maths comme ça. " C’est elle qui avait raison. Retour positif de l' "expérience utilisateur" comme on dit en 2019. On se fiche finalement que l’histoire soit vraie ou pas. On se fiche pas mal du nom du pharaon et de celui de l’architecte. L’histoire est bonne si elle ouvre les grilles qui donnent sur les jardins fertiles. Car si le terreau y est riche, c'est vous qui détenez les graines. Voila pourquoi on devrait concevoir nos cours comme des histoires. Au delà de leur fonction ludique, les bonnes histoires portent un sens qui relie à la vie. Nous avons tous besoin de sens, bien plus que la majeure partie des gens ne l'imaginent. Ce qui nous conduit au point suivant, à l’instar du Storytelling : comment développer et formaliser le concept de Teachingtelling pour l’appliquer à chaque ressource pédagogique de WikiTP pour que toutes deviennent porteuses de sens, de signification et de compréhension. Parceque sans porte ouverte sur les jardins fertiles, tous les efforts d’enseignement sont inutiles.
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Du goudron, des plumes et une météorite"Vivre c'est continuellement mourir et naître au même instant. Sans cela, la vie n'est pas la vie, c'est juste du temps." En matière d’évolution, l’extinction quasi totale des dinosaures nous offrent un exemple qu’il est bon d'étudier de prés pour nous permettre de déceler les règles qui régissent un monde soumis à de violents changements, sans avoir pour cela à passer une thèse sur l’évolution des espèces. Diplodocus, tricératops, dimétrodon et autre T.Rex, tous sont des animaux massifs rompus à la marche et à la course, équipés pour évoluer au sol, dans un espace à deux dimensions. Des animaux à la morphologie reptilienne, donc pas vraiment sexy, sauf si on est une femelle de la même espèce, (enfin j’imagine !) poussant des cris stridents, des sifflements et autres cliquetis suspects. Pas vraiment charmeurs, non plus. Carnivores pour certains, herbivores pour d’autres. Des montagnes de chair qui devaient absorber chaque jour une quantité gigantesque de nourriture pour assurer leur survie. Donc on avait affaire à des mécaniques organiques d'une rusticité extrême. Le monde d’alors riche en biomasse végétale, abondant en amuses gueules sur pattes, se suffisait ainsi à lui-même depuis son origine. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Les dinosaures ont disparu. Ah non ! Ça c’est ce que croient les enfants, mais rien n'est plus inexact. Les dinosaures ont survécu et ils ont évolué. Ils ont donné naissance aux rouge gorges, pinsons, mésanges, en fait, à tout le règne des oiseaux. Le dinosaure le plus proche de la morphologie des volatiles actuels : l’archéoptéryx, semble avoir laissé une large descendance, là où les dinos terrestres n'existent plus que sous forme de fossiles. Pourquoi l'archéoptéryx a t'il eu un destin différent de ses congénères ? D’une taille d’environ 60 cm, pourvu d’ailes et de plumes, il vivait à la fin du jurassique, il y a 150 millions d’années. Pour ce dinosaure volant, capable d’évoluer dans un espace à 3 dimensions, sa petite taille était un atout. La gravité ne le clouait pas au sol, comme ses gigantesques cousins terrestres. Ses plumes, summum de la biotechnologie de l'époque, amélioraient la portance de l’air et facilitaient ses vols. Un dinosaure terrestre du même gabarit n’aurait pas eu d’autre destin que de servir de dessert aux mastodontes carnivores cloués au sol. L’archéoptéryx, petit, différent, explorait en solitaire les immensités célestes quand, j'imagine, ses congénères des plaines et des vallées se moquaient de sa petite taille et de ses drôles d'ailes. Pourquoi aller se perdre si haut, quand tout est là, à portée de dents, au ras du sol ? Mais voila, rien ne dure jamais. Un géocroiseur s'approcha de la terre. Il s'approcha à une distance si petite à l'échelle cosmique, que capté par le champ de gravitation de la planète, il amorça une descente en courbe et pénétra dans l'atmosphère riche en CO2 quelque part au dessus de la Péninsule du Yucatan au sud du Mexique actuel. C'était il y a 66 Millions d'années, à la fin du Crétacé. Ce phénomène, conjugué à des éruptions volcaniques majeures survenues du côté de l’inde, bouleversa l'équilibre ancestral de toute la Biosphère. Une nouvelle partie commençait. Les gagnants d'hier ne seraient plus les gagnants de demain. Quand on pèse plusieurs tonnes et qu’on avance sur 4 pattes, pas facile de fuir les tremblements de terre, coulées de lave et autres vagues de tsunamis. Mais quand on pèse quelques kilogrammes, qu’on a la taille d’un parapluie et que les cieux nous sont accessibles, fuir n’est pas un problème. Survivre non plus. Poussons plus loin la métaphore. Survivre à une catastrophe est une chose. Se reproduire, perpétuer une espèce et donner naissance à de nombreuses lignées en est une autre. Les oiseaux que nous connaissons ont développé, sur la base de leur agilité et de leur petite taille, toute une gamme d’attributs de séduction à travers leurs vols, leurs chants, leurs couleurs pour attirer les femelles et garantir leur reproduction. La survie d’une espèce peut donc être considérée comme une victoire de l’évolution sur le chaos, liée à la conjonction de deux phénomènes. Un changement extérieur qui rend obsolète les règles jusqu’alors en vigueur, et des caractéristiques individuelles qui, dans un nouveau contexte deviennent des avantages indiscutables. Fin de la métaphore introductive. C’est avec cette histoire de dinosaures, de météorite et d'extinction des espèces que j’ai commencé la présentation du dispositif d’enseignement mixte de l’ETPN devant la commission formation de la branche professionnelle de la construction, en Normandie, à Caen. L’endroit était imposant : Grande salle pourvue d’une table de conseil capable d’accueillir une trentaine de personnes soigneusement reparties en deux groupes. D’un coté de la table les représentants des entreprises, de l’autre les représentants des syndicats. Sauf que j’ignorais qui était qui, et que je n’avais pas pris la précaution de me renseigner à ce sujet. Erreur de jeunesse ! L’intervention dura environ 20 minutes, pendant lesquelles je pris soin, à grand renfort de statistiques, de raisonnements logiques, de schémas simples et d’arguments en béton, de démontrer que les dispositifs actuels de formation était lourds et inadaptés à un monde qui enchaînait les réformes à la vitesse de pénétration de la météorite du Yucatan dans l'atmosphère terrestre. Je me suis abstenu de comparer les logiques de formation en question, aux dinosaures du Jurassique, mais tout le monde avait fait le lien. Le dispositif, monté en silos, avec d’un côté des apprentis dans les CFA, de l’autre des salariés dans les Centre de Formation Continus et tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, des demandeurs d’emplois, était assis sur des mécanismes de financements complexes qui chaque année devenaient moins généreux, et ne permettaient plus d’envisager l’avenir de façon sereine. La météorite arrivait avec certitude. Il était grand temps de se fabriquer une paire d'ailes. C’était bien là l’objet de mon intervention : Démontrer que l'organisation actuelle, qui évoluait avec aisance dans un espace à deux dimensions, allaient devoir pour survivre, apprendre à en conquérir une 3ème. Autour de la table, personne ne disait rien. J’ignorais si ils écoutaient religieusement un discours prompt à leur ouvrir l’esprit, ou si ils préparaient une riposte cuisante à opposer à des propos inaudibles. (Bien évidement il s’agissait de la seconde option.) Je poursuivais donc, plein de convictions, confiant dans la cohérence, la logique et la solidité de mon exposé. L'introduction bouclée, j’attaquais la deuxième partie de ma présentation : la description de cette fameuse 3ème dimension, la "verticale de l’innovation". Développer une caractéristique qui donnerait à nos formations un atout, pour permettre à nos écoles et centres de formation de se libérer de la gravité, était simple. Cela reposait sur les deux idées que j’avais présentées au conseil d’administration de l’ETPN. 1) Ne plus être dépendant des volumétries de groupes et 2) Etre capable de réaliser des formations à l’unité pour capter un marché naissant auquel personne n’osait s’attaquer, faute de stratégie rentable. Pour cela, il fallait déployer 2 ailes. L’aile de la « Mixité des groupes », et l’aile des « prescriptions digitalisées généralisée ». J’ai poursuivi jusqu’au bout, posé ma conclusion, annoncé que l’ETPN était engagée dans cette voie, remercié d’auditoire, et me mis à leur disposition pour répondre aux éventuelles questions. C'est à ce moment là que le T.Rex est sorti du bois. La riposte a été si violente, que le président de l’ETPN a dû intervenir pour ramener le calme et appeler la rangée d’en face à considérer mes propos comme une piste intéressante, qui valait la peine d’être considérée. Je retiens de ce grand moment la dernière parole avec laquelle je suis sorti de la salle.
« Vous avez les oiseaux et les plumes, nous on a le goudron. Venez ! on va vous montrer comment on s’en sert. » J’ai répondu par un sourire, me suis levé, ai remercié pour le temps qui m’avait été accordé et j'ai regagné le couloir. A peine sorti, j’ai été suivi par le secrétaire général de la fédération de l’époque, et le président de l'ETPN qui m’avait introduit dans la place. Ils se sont confondus en excuses. Ils n’étaient bien sûr pour rien dans ce qui venait de ce produire, et n'avaient pas le moins du monde imaginé que la réaction de l'auditoire puisse être aussi brutale. Vous savez quoi ? Presque 10 ans après cet épisode, ces mêmes commissions sont toujours en place, et pour ce que j’en sais, les mêmes dinosaures en gardent vigoureusement la porte d'entrée. Sauf que la météorite vient de s’écraser sur le monde de la formation. Et que l’espèce commence à se demander comment elle va faire pour ne pas mourir sous les coulées de lave des volcans en train de sortir de terre. Les oiseaux eux, volent au-dessus des nuages. Je tire deux leçons de ce premier voyage à "Jurassic Park". D’abord, il est indispensable de connaitre son public avant de dévoiler des idées quelque peu "nouvelles", surtout si elles parlent de conquérir les cieux. La seconde est bien moins amusante. Certaines choses ne changent pas. Certaines personnes ne changent pas. Certaines organisations ne changent pas. Tout ceux là doivent mourir pour que le nouveau puisse naître. Il faut tous les identifier rapidement afin de ne pas gaspiller temps et énergie à tenter de leur épargner la douloureuse perspective de la fin. Elles sont souvent déjà mortes et l’ignorent. Quelques mois après cette immersion archéologique, j’ai eu l'occasion de revivre un épisode similaire. Mais j'étais cette fois si mieux armé. Les rencontres annuelles des Directeurs de CFA des TP se déroulaient à Paris. Ces rencontres sont importantes. C'est l'endroit où les pairs se reconnaissaient, entendez par là que l'adage "qui se ressemble s'assemble" s'y exprime à la perfection. poussant les esprits de même "nature" à se retrouver à la même table pour faire alliance. « Quelqu’un a-t-il une proposition à faire en matière d’innovation pédagogique ? » Je lève la main, décidé à tâter le terrain, sans avoir l'air d'y toucher. La parole m’est donnée. « Je constate dans mon CFA, peut être faites-vous le même constat dans le vôtre, que nous souffrons d’un vrai problème de ressources pédagogiques. Nos formateurs passent un temps fou à réécrire leurs ressources pour partir avec quand ils quittent l’établissement. A nous tous nous devons avoir plusieurs dizaines de cours différents sur le théorème de Pythagore et son application sur nos chantiers. (Rires ! Ça va ils sont détendus.) Sachant que nous dispensons tous les mêmes formations, et qu’il n’existe rien sur le Web en matière de ressources pédagogiques et techniques, ne pourrions-nous pas mettre nos efforts en commun et créer une base de ressources collective en ligne ? » Une main se lève à l’autre bout de la table, et au ton des premiers mots je vois tout de suite qu’il vaut mieux que je rentre la tête dans les épaules. Ça va décoiffer ! « Nous ne pouvons pas laisser dire cela, s'insurge le directeur de l'un des plus gros établissements de formation TP de France. Il n’existe pas "rien" en matières de ressources Techniques TP ! Ça fait des années que la Fédération publie des fascicules techniques à destination des entreprises et des centres. Toute cette documentation existe déjà… » Je le laisse terminer avant de reprendre la parole en restant le plus calme possible. « J’entends votre position. Je n’ai pas dit qu’il n’existait rien. Oui il existe des choses et la profession peut s'en féliciter. Je disais juste, que ces documents existent en papier. Mais rien n’existe en ligne sur internet, facilement accessible à nos formateurs et nos apprenants. » Il y eut un blanc. Suivi d'une absence de réponse. Mon interlocuteur évoluait dans un espace plan à 2 dimensions, et je lui montrais la verticale de l'innovation. Mais il n'était pas en capacité ni de la voir, ni d'entendre mes propos. Personne ne prit la parole ni derrière lui, ni derrière moi. Nous étions en 2012. Le sujet n’était visiblement pas celui du moment. Il fallut attendre l’automne 2017 pour que la chose soit prise au sérieux et commence à résonner. Pourquoi 2017 ? Parce que les candidats aux élections présidentielles commençaient à dévoiler les grandes lignes de leurs programmes. Une réforme RADICALE de la formation faisait l’unanimité. Un nouveau géocroiseur cosmique pointait son nez. Il était à une distance de la terre qui ne laissait plus aucun doute quant à l'imminence de la collision. 1000 Feuilles"Vous ne pouvez pas échouer. Ou vous gagnez, ou vous prenez une leçon. L’échec n'arrive que le jour où vous abandonnez." Tout projet va avec une quantité astronomique de problèmes qui apparaissent l'un après l'autre, au fil du temps. Il y a 2 façon d’appréhender cette situation. 2 états d’esprits : Le Mindset Anglo-Saxon, et le Mindset hérité des lumières. Le premier se nourrit du quotidien, et de la nécessité d’y faire face, d’avancer coûte que coûte, la bourse vide, la gourde à moitié pleine, les mains calleuses et le regard à perte de vue, posé sur les vastes plaines des premiers pionniers de l’Ouest Américain. Le second prend racine dans le confort alimentaire des monastères, les cours des grands de ce monde, les conversations épistolaires et le siècle des lumières. Le premier ne compte sur personne, sinon une maigre communauté et de faibles moyens. Le second ne s’embarrasse pas de la question du quotidien, car l’état ou son substitut pourvoit souvent au gite et au couvert, pour libérer un temps qui pourra tout entier être consacré à la recherche, au projet, aux publications des quelques élus autorisés à entrer dans le cercle restreint des « chercheurs » et autres « acteurs » subventionnés. Ainsi de l’autre côté de l’atlantique, 5% des moyens d’un projet suffisent à son lancement, là où en Europe et en France en particulier, on exigera de vous que vous disposiez déjà, à grand renfort de dossiers, projections, partenaires et autres fonds d’état, d’un business plan établi, d’une stratégie affinée et d’une garantie quasi-totale de succès. Le premier Mindset promet l’aventure, la ruée vers l’or, les chariots, bandits de grands chemins et méchants indiens. Le second exige la fin avant le chemin. Là où le premier accepte la vie, ses aléas, et dispose d’une foi inébranlable en la capacité de chacun à transcender chaque obstacle à venir, le second exige le résultat. Pourtant, dans un monde incertain, rien n’est moins probable que le succès. Dans ce monde incertain le second Mindset ne génère bien souvent qu'immobilisme, stagnation et timidité. Oui mais ! direz-vous, et à juste titre, le premier modèle expose au risque, à la perte, donc à la mort réelle ou symbolique, quand le second tente de protéger, voir de décourager les entreprises hasardeuses (Mais qui est légitime pour décider si mon entreprise est ou n’est pas hasardeuse ? Qui est légitime pour m’autoriser ou non à entreprendre un voyage, aussi dangereux soit-il ?). Personne ! C’est à ce formatage culturel que le vieux monde se reconnait. Le vieux monde ne sait plus oser. Pire ! Il décourage de nombreux porteurs d'idées par la mise en place de rouages d’une complexité sans fin. iDrop est né du Mindset n°1. On réglerait les problèmes au fur et à mesure de leur apparition. iDrop#1 avait déjà, dans toute son imperfection permis de contourner et d’identifier quelques obstacles : Développer sans savoir coder. Prendre concrètement conscience que le trop invalide le suffisant. Découvrir qu’il serait certainement plus facile de travailler directement avec les apprenants qu’avec leurs formateurs (avec tout le respect que je porte à la majorité d’entre eux, pour rester équanime). Le premier problème que iDrop#2 eut à surmonter était purement technique. Mais il bloqua le projet pendant quelques mois. Quand je vois que la solution trouvée était enfantine… et qu’elle fait toujours partie aujourd’hui de la structure intime de la plateforme, je ne suis pas très fier d'avoir mis autant de temps à le comprendre. Le problème était lié à la quantité de pages à gérer, et aux outils de recherche dont l’utilisation devenait indispensable. A la source de ce problème on trouvait la nature même des ressources pédagogiques à notre disposition. Ce terme dans son acception utilisée en formation est une catastrophe. Il veut tout et rien dire. Jamais il n’aurait dû être inventé. « Truc » est bien plus efficace. On sait au moins que « truc » renvoie à quelque chose d’imprécis, sans pour autant que le terme lui-même ne laisse entendre ce qu’il n’est pas. Une ressource pédagogique est un truc dont on se sert pour animer une formation, ou un truc qui nous permet de comprendre quelque chose de ce que l’on étudie. Un cours est une ressource. iDrop#1 a commencé par diffuser des cours en ligne. Des cours complets. 25 pages d’un sujet. Ou un ouvrage de référence de 273 pages. En cela, il jouait le rôle d’une bibliothèque en ligne. Rien d’extraordinaire. Mais nous ne voulions pas d’une bibliothèque. Nous voulions des « réponses ». D’ailleurs le Pitch du RDV de 2011 à la Région Normandie était : « iDrop : Un question - Une réponse en trois minutes. » et non pas : « iDrop : Une question - Un cours de 25 pages et débrouille toi avec ça ! » Ce qui mettait 2 sujets nouveaux sur la table. Le « découpage des cours » et l’architecture en ligne du « Back office ». Le découpage disait ceci. Puisque nous ne voulions pas de cours en bloc pour tout un tas de raison. Les 3 principales étant : 1) Personne ne lit un manuel de 25 pages sur internet. 2) Personne ne veut perdre son temps à éplucher un cours pour trouver la réponse à la question qu’il se pose. 3) Internet est dominé par la règle des 3 clics (probablement réduite à 2 en 2019. Mais 3 c’est déjà pas mal). Règle qui énonce que si l’usager n’a pas trouvé sa réponse en 3 clics, il quitte le site. En aparté, dans un monde en ligne où la quantité d’informations croit de façon exponentielle, la question du temps passé en recherches est de premier ordre. Depuis l’origine d’internet, 90% des données stockées sur le Web ont été créés ces deux dernières années (2017-2018). Le temps de réaction du système, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre le moment où je me pose la question (sous réserve que je sois capable de me la poser correctement), et le moment où je trouve une réponse qui me convienne sur iDrop devenait capital. Il était inenvisageable de devoir errer 20 minutes pour trouver la valeur du coefficient de foisonnement de la terre végétale, ou la formule de calcul du volume d’une sphère, simplement parce que chacune de ces informations est perdue quelque part dans les cours intitulés « Généralités des matériaux de terrassements » et « Mathématiques appliquées aux métrés et cubatures. » Cours qui, au passage, sont correctement référencés dans une nomenclature inconnue de l’apprenant lambda. Pour résumer, nous en étions à : « Nos ressources en lignes sont exploitables par des formateurs qui ne souhaites pas des exploiter; mais inexploitables par des apprenants qui souhaitent les utiliser, mais pas s'y perdre.» « Qui sont nos clients ? » aurait dit Steve Jobs. Nos clients (apprenants) sont ceux qui veulent apprendre, pas ceux qui savent déjà. iDrop devait donc trouver le moyen de devenir facilement accessible à ceux qui ne savent pas, mais sont désireux d’apprendre. Et les autres ? … Les autres on verra plus tard... Peut être. Exit la structure classique des cours. Exit les titres abscons, les formulations académiques, les tournures alambiquées et les « foutages de gueule ». A ce titre, j’en ai un qui vaut son pesant de cacahuètes et qui illustre à lui tout seul toute l’absurdité d’un système nombriliste, narcissique qui a perdu et son âme et le sens même de son existence. L’exemple est le suivant. De mon temps on le trouvait dans les livres de physique de 4ème. Il s’agit d’une définition soit disant simple, destinée à expliquer la notion de tension électrique entre 2 points d’un circuit. La tension est un phénomène électrique difficile à se représenter quand on a 14 ans et qu'on dispose, comme seule connaissance empirique de électricité, du geste qui consiste à actionner un bouton, via lequel, presque par magie, on fait s’allumer une ampoule ou une X.Box. Notre livre de 4ème donne la définition suivante : « La tension entre deux points d’un circuit, est la différence de potentiel électrique entre ces 2 points ». Fin de l’explication. Moi, à 14 ans, si on me dit ça. J’ouvre de grands yeux et je ferme ma bouche pour voir si autour de moi quelqu’un comprend quelque chose à cette phrase. L’arnaque éducative, car c’en est une, consiste à définir un terme complexe en utilisant un terme plus complexe encore, qui lui n’est bien sûr pas expliqué. Regardez les cours de vos enfants, ou reprenez vos propres cours, ils sont truffés de chausses trappes de ce genre. Les cours tout d’un bloc que nous avions mis en ligne, après lecture approfondie, n’échappaient pas à la règle. Horreur ! Le problème s’avérait bien plus profond qu’il n’y paraissait. Dans le fond de ma tête, mon apprenant test s’en donnait à cœur joie. Il se livrait, non plus à un démontage organisé des cours de nos formateurs, mais plutôt à un massacre rangé de toute les ressources traditionnelles que nous passions au crible : Absence de sens. Termes non définis. Redondances. Liens logiques absents. Et j’en passe. Le fond technique était là. Solide, certes ! Mais la forme n’avait rien de pédagogique, en ce qu’elle devait permettre à mon lecteur test de rapidement comprendre ce dont il s’agissait pour disposer d’une réponse satisfaisante. Il devenait alors indispensable de définir le « grain », c’est-à-dire la taille minimale du plus petit bloc à mettre en ligne, sa finalité, sa structure et la façon dont il devait être connecté aux autres grains pour que l'ensemble constitue un corpus cohérent. Cette question là n’avait rien de technique, mais elle soulevait un problème de fond, qui lui, était purement technique. Supposons le « format » du grain défini, ce qui n’était pas encore le cas, mais supposons ! Là où stocker les cours d’une année quelconque de CAP, nécessitait la mise en ligne de quelques dizaines de pages Web trop lourdes pour être exploitables, mettre en ligne des « Grains » exploitables à l’unité, faisait passer le nombre de pages à gérer de quelques dizaines, à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers. Vision de cauchemar. Nous nous trouvions subitement devant la porte d'entrée de la "Bibliothèque de Babel" comme JL Borges la décrit dans la nouvelle éponyme de son recueil « Fictions». Une Bibliothèque alvéolaire de structure vertigineuse. C'est finalement cette vision qui donna la solution. La Bibliothèque de Babel ne gère pas des livres. Elle gère des alvéoles de livres. Nous devions donc introduire une dimension supplémentaire à l'architecture de notre site. Tel que Weebly permettait de travailler, gérer 20 ou 30 pages de site était faisable. Mais gérer plusieurs milliers de pages devenait un véritable casse-tête pour le Bibliothécaire digital en herbe que j’étais. Il fallait trouver un système de gestion plus subtil. Ce qui demanda environ un trimestre pendant lequel toute mise en ligne de contenus fut stoppée. Non pas un trimestre pour construire ou coder l’architecture adaptée. J’en étais bien incapable. Mais pour agir dans une démarche frugale, en détournant des outils déjà existants et trouver la fonctionnalité qui nous permettrait d'introduire la dimension qui rendrait le travail de classement des "grains" accessible à une vie d'homme.
La solution était sous mes yeux depuis le premier jour où j’ai utilisé Weebly. Elle résidait dans la fonction « Page de Blog ». Fonction que j’avais jusque là mise de côté, puisque je créais un site et non un blog. Encore un biais cognitif qui m’avais prématurément fais évacuer la solution à venir d’un problème qui ne s’était pas encore posé. Je n’ai pas conservé le souvenir du moment où la solution m’est apparue. Je garde juste trace de l’émotion qu'elle suscita. Je me suis dit: « Quel con ! Mais bien sur !!! » Et juste après : « Merde ! Il faut tout recommencer ! ». Tout ce qui avait été mis en ligne en tant que "page Web", allait devoir migrer en "post de blog". Mais le mal était bénin, puisque de toute façon l’ensemble des cours monoblocs devaient être remaniés, segmentés en grains pour suivre le principe suivant : " Une notion, un post". Grains qu'il conviendrait ensuite de scénariser puis d'illustrer pour le rendre facilement assimilable. Jusque là, nous avions développé iDrop#1 comme un site qui articulait et gérait des pages. Chaque page ayant potentiellement une dimension infinie. Mais comme chaque page (associée à un cours) devenait trop volumineuse pour permettre une navigation ergonomique et efficace, il fallait passer à un autre niveau, et ne plus gérer des pages, mais des pages de blogs. Et ainsi procéder comme Borges dans sa monstrueuse bibliothèque. C’est-à-dire ordonner des pages de pages, capables d’abriter un nombre illimité de grains, disposant en chacune d’un système interne de classement par catégories, et de connexions. Ce qui ne rendrait pas travail moins fastidieux, mais faciliterait grandement le suivi et la maintenance des contenus. Cette nouvelle architecture allait constituer le fondement même de iDrop#2 et des versions ultérieures. Nous venions de trouver un nouvel élan grâce l'une des deux œuvres littéraires au programme de Math Sup 1986-87, restée rangée dans un coin de ma tête pendant presque 1/4 de siècle. 'Connecting the points ! " Mashup« Aussi bon que vous soyez, et quelle que soit votre expérience, il est probablement impossible de retirer tout le fossile du sol sans en casser des morceaux, sans en perdre d’autres. » ECRITURE. Stephen King Tout acte de création commence par une accumulation. Une accumulation de notes, de possibilités, d’outils, d’essais, d’hypothèses, d’idées, d’envies. On accumule, non pas pour tout faire, mais parce qu’on ne sait pas quoi faire, tout en sachant que quelque chose doit être fait. Sauf que cette chose en gestation, fébrile, incertaine, insignifiante porte en elle une énergie colossale qui n’a d’équivalent, que son incapacité à se montrer sous une forme aboutie. Ainsi en est-il du désir comme de l’inspiration. Si on connaissait dès le départ la fin de l’histoire, alors l’écrire serait d’un ennui mortel. Et je suis prêt à parier que si l’auteur s’ennuie, le lecteur se pendra avant la fin du prologue. Stephen King sans son essai « Ecriture » parle de l’acte de création « littéraire » comme de la tâche minutieuse qui consiste à déterrer un fossile, un cadavre ou tout autre chose. On aperçoit d’abord un petit bout de matière étrange sortir de l’humus d’un sous-bois, un petit morceau qui reflète un rayon de soleil et luit étrangement, comme une promesse. C'est alors qu'on commence à creuser, au pinceau, ou à la cuillère, de-ci, delà, sans cohérence, sans vue d’ensemble. (On est alors perdu sans le savoir.) On attaque le travail sous différents angles pour voir s’il est possible de saisir cette forme en train d'être révélée. On renonce par endroit à creuser trop profond, on revient pour nettoyer un détail. On prend du recul. On observe. Non toujours rien ! Pourtant on voit bien qu’il y a là quelque chose. Pas juste un truc oublié et recouvert par le temps et les saisons. Non ! quelque chose de sérieux, qui nous appelle des profondeurs. iDrop c’était cela. Un truc qui appelait des profondeurs, et qui demandait à être déterré. Je n’ai compris cela que des années plus tard. Au début de cette aventure, Weebly dans les mains, connecté à tous les outils digitaux en ligne dont je découvrais l’usage et surtout le potentiel pédagogique, une seule chose comptait : Créer des pages. Créer des contenus. Créer une forme. Créer une architecture. Créer une logique de consultation, des outils pour les formateurs, des ressources pour les apprenants. Créer des usages. Créer une solution pour permettre à l’ETPN d’échapper au naufrage. Créer, comme de terrer, pour que l’obsession me laisse un peu de répit. Pour être parfaitement honnête. L’ETPN à travers ses difficultés économiques, m’avait confronté à la possibilité, à la nécessité même, d’imaginer iDrop. Mais l’ETPN n’avait fait que libérer ce qui en moi dormait depuis des années : le désir impérieux, maladif et obsédant de créer un « inédit ». Désir auquel dans ma jeunesse j'avais à mainte reprises cédé, mais que la vie dans tout son sérieux, avait finit par ensevelir. Dans un cadre Freudien, on pourrait qualifier cet épisode de "Retour du refoulé". Si on se fie au discours de fin d’étude que donna Steve Jobs en 2005 à Stanford, on parlera de "Connecting the points" : Relier les points de son passé, pour expliquer un présent unique qui fait que "Vous" êtes la seule personne à faire ce que vous faites, là où vous le faites, au moment où vous le faites. Vous êtes une équation unique, et vous avez ainsi le devoir envers vous-même de "déterrer VOTRE fossile". Personne d’autre en passant dans le sous-bois ne le verra. Personne d’autre le voyant n’aura l’idée de le déterrer. Personne d’autre ayant commencé à le déterrer ne sera habité par l’obsession d’arriver au bout de la tâche. C’est ainsi que Bobbi Anderson déterra une soucoupe volante près du village de Haven, dans l’état du Maine le 21 juin 1988*. J’avais mon fossile. Mais à la différence de Bobbi Anderson, le mien n’était pas en un seul morceau. Il ne l’avait d’ailleurs jamais été. Ses fragments se trouvaient enterrés sous des milliards de bits informatiques et éparpillés dans les multiples dimensions du World Wilde Web. Il n’en existait pas moins tout entier quelque part, et je devais le reconstituer, mû par la force d'un ressort que la crise économique venait de libéré et qui, pendant presque vingt ans, avait été remonté à son ultime point de tension. Tout ça pour dire que le désir était là, qu'une forme de puissance créatrice brute était là, et qu'elle devait trouver son moyen d'expression, avant même que de maîtriser l'expression de son moyen. Stephen King, toujours dans "Ecriture", à propos de la mécanique littéraire, pour ne pas dire de conception, parle de son "lecteur test". Celui pour lequel il écrit, celui qui est dans sa tête à chaque phase du travail pour lui souffler si oui ou non "Le dernier paragraphe fait mouche" ou si "il vaut mieux le sélectionner et appuyer sur la touche RESET." OK ! "Lecteur test". Dit comme ça peut sembler ésotérique, mais de nombreux auteur parlent de ce mystérieux lecteur. Au bout de dix ans à concevoir des ressources en ligne, je peux dire que ce mec existe. Je l'ai rencontré. Il est à coté de moi en ce moment. Ce lecteur test est un jeune apprenant d’une vingtaine d’année, qui veut absolument comprendre tout ce que je raconte dans i.Drop. Il veut comprendre le sens profond de la densité, et la différence qu'il y a avec la notion de masse volumique; d'ou vient la formule de calcul de tel module de résistance de sol, et en quoi consiste le phénomène de ségrégation. Il ne me laisse jamais tranquille., pose sans cesse des questions, cherche à faire des liens. Si je suis emporté par une folle énergie de conception, son énergie à lui, nourrie aux sources de la mienne le pousse à vouloir dans un premier temps comprendre seul, sans l'aide d'un tiers, sans prof, juste avec ce que je lui raconte. Mon énergie à moi, me pousse à scénariser puis rédiger mes ressources dans le sens précis de lui donner le pouvoir du "Peer to peer empowerment". Par ces questions, ces remarques, ces reproches, il est mon meilleur conseiller. Quand je parviens à lui clouer le bec, c’est-à-dire à ne plus lui offrir l’occasion de contester la qualité de mon travail, m’obligeant du même coup à y remettre le nez, c'est que j'approche du terme. En 2011, au moment où je concevais les premières articulations de iDrop, mon "Lecteur test" également "Apprenant fétiche" n’avait pas encore fait son apparition. Résultat, le travail produit pouvait être considéré comme un bel effort technique, pour un quadra geek autodidacte, mais en aucun cas comme un outil abouti. Puisque j’étais dans la phase ascendante de la création, la phase boulimique, la phase du trop, du débordement : La phase « MashUp ». Phase qui sera, le moment venu, suivie d’une phase « MashDown ». Le mécanisme de la phase MashUP est simple. Vous mettez en place une veille sur le net. Cette veille est d’une richesse infinie, et vous dévoile chaque jour des outils nouveaux. Comme vous êtes un pédagogique curieux et créatif, vous imaginez aussitôt en quoi ces outils nouveaux vont révolutionner l'approche pédagogique des formateurs, pédagogues, curieux et créatif. Donc, de toute évidence, cet outil doit figurer dans i.Drop. Vous l’y intégrez. Ainsi pendant environ 2 ans lorsque vous vous connectiez à la Home page de iDrop (à l’horrible design noir et vert. Là aussi on a fait des progrès) vous aviez accès, à une banque de photos, une banque d’exercices, un dictionnaire technique, des cartes mentales de synthèse, des vidéos, des cours complets (non scénarisés bien sûr, et aux redondances foisonnantes, sans parler des coquilles de tout genre), des formulaires pour poser des questions, d'autres formulaires pour déposer des contributions, un blog pédagogique bourré de suggestions d'activités, la possibilité de déposer des commentaires, de demander l'ouverture d'une rubrique, une rubrique "La presse parle de iDrop", un espace de découverte des métiers des TP, des bannières d'annonce de partenaires, des icônes sociales, etc.... Tout ça ressemblait à une boite remplie de pièces de puzzle, sans la photographie de l'image à reconstituer. Contaminé par le foisonnement du net, j’avais tout simplement ajouté ma dose de complexité à la complexité de mise dans le système. (Méa culpa. Mais pouvions nous faire autrement ?) Comme un archéologue débutant, j’avais exhumé du net des tas de fragments numériques, que je m’évertuais à associer pour créer un Gozzila digital de plus. Tout aussi effrayant que les autres, tout aussi inexploitable… sauf par moi. Ce qui était inutile puisque je n’étais plus formateur depuis plusieurs années. Brouillon ! C’était un brouillon. Un brouillon plein d’envie, de désir, de bonne volonté. Mais un brouillon. Comme aux premiers temps de l’aviation, le prototype i.Drop ne volait pas. Chaque jour il s’alourdissait de contenus. Chaque fois que j’invitais les formateurs à y participer, je recevais un silence poli en guise de réponse. Rien ne bougeait. Tout le monde passait à côté du fossile sans même jeter un œil au type a genoux dans la terre, en train de dégager le monstre vertèbres par vertèbres, et de disposer les morceaux les uns à côté des autres espérant un miracle. La phase Mashup dura plusieurs mois. Le temps de l’apprentissage. Lorsqu’on ne sait pas faire la cuisine, on mélange tout un tas de truc et si c’est mangeable, c’est rarement succulent. Quand on est un chef étoilé, on sait comment provoquer l’explosion des papilles, en un minimum d’efforts, et un maximum de simplicité. Nous étions bien loin ce maîtriser cet Art. Mais nous devenions conscient que cet enflement des contenus ne pouvait pas durer. Qu'il nous conduisait au degré zéro de l'efficacité recherchée. C'est à ce moment là que le Lecteur test a pointé le bout de son nez, répétant d'une voix timide : "Ça ne va pas. C'est trop compliqué. On se perd dans tout cela." Et bien sûr, je ne l'ai pas écouté, préférant à cette perception interne quelque peu étrange, une bonne vieille expérience pédagogique sur le terrain. (Les deux ne sont finalement pas incompatibles.) Nous avons donc créé un groupe test bien réel composé d'une dizaine d'apprentis en chair et en os. Le dispositif était simple : Choisir un sujet sur lequel travailler. (Sujet que j'ai oublié). Ne pas leur proposer un cours traditionnel en mode "Au-théâtre-ce-soir-je-parle-tu-écoutes" avec tableau blanc, estrade et prof; mais à la place une "Classe inversée" avec consultation et étude préalable de ressources, puis discussion ouvertes. Les ressources seraient accessibles en lignes sur i.Drop. L’expérience devait permettre de mettre en évidence ce qui dans l'architecture de la plateforme facilitait, ou freinait la recherche et la consultation des ressources. Seul pilote de l’expérience : un formateur-observateur qui relèverait les comportements des apprentis dans leur interaction avec la plateforme. L’expérience dura environ une heure, et il s'en suivit un temps d'échange avec le groupe sur "Que pensez vous de cet outil." Le verdic fut direct et tranché. Il tenait en 3 points. 1) On se perd. 2) Il y a trop de choses. 3) On ne sait pas où trouver ce que l'on cherche. En sortant de cette expérience, iDrop fut rebaptisé iDrop#1. En quelques heures, il bénéficia de funérailles dans les règles de l'art : Déconnexion, copie, Archivage et utilisation réduite aux essais hors ligne. Un nouvel acteur entra également en scène. L'apprenant test. Le feed back sans concession de nos apprentis lui avait permis de naître au monde. Il prit place à côté de moi. et j'ai commencé à écouter ses conseils.
Le lendemain, nous commencions à travailler à i.Drop 2, avec une seule règle : "Si une fonctionnalité' n'est pas utilisée, elle n'a pas lieu d'être. Ainsi commença la phase de "MashDown". Peu après, les statistiques de fréquentation de la plateforme commencèrent à croître régulièrement et nous montrèrent un phénomène auquel nous ne nous attendions pas : 50% des consultations venaient des pays en voie de développement. * Lire « Les TommyKnockers » Infobésité et névrose passagère"Relier les choses est aussi dangereux que de ne pas le faire, parce que vous risquez de ne plus pouvoir vous arrêter." En découvrant Weebly, je suis entré dans l'univers parallèle du net. J'y découvrais des briques, des centaines de briques qu'il était possible de connecter entre elles pour créer une trame invisible et omniprésente que je pouvais superposer au réel pour lui donner des dimensions supplémentaires. Jamais encore je n'avais ressenti une telle présence du réseau. Le réseau est là sans être là. Il suffit de l'invoquer (ou de prendre votre smartphone en main) pour qu'il apparaisse, ou plutôt qu'il se manifeste, car à aucun moment il ne vous quitte. Avant de devenir un développeur boiteux du Web, avant de mettre ma touche dans cet univers, j'aurai été incapable d'imaginer à quel point se lancer dans la création d'un infime morceau du net, allait le faire entrer en moi. Tout entier. Pour le bon et pour le moins bon. Cette prise de conscience a été progressive. Au début, il ne s'agit que d'une plateforme en ligne de développement de site Web. Cette plateforme permet de faire pas mal de choses : éditer des pages, les structurer, intégrer des blocs de texte, des vidéos et quelques fonctionnalités des plus subtiles comme des galeries de photos, des diaporamas etc. Tout aurait pu en rester là, s'il n'y avait pas eu cette satanée envie de repousser le cadre. Toujours repousser le cadre. Et de faire des choses que la plateforme n'avait pas intégré dans ses fonctionnalités, y compris celles accessibles en mode payant que j'avais activé au bout de 48 heures. La phase préliminaire à la découverte de Weebly avait eu une vertu : me faire expérimenter le concept de sérendipité. Terme emprunté à l'anglais Serendipity qui signifie : "Faire des découvertes de façon inattendue, en effectuant des recherches tout à fait attendues ! " ou, pour le dire de façon plus directe : "Trouver un truc qu'on ne cherche pas, en cherchant un truc qu'on ne trouve pas." J'avais mis quelques semaines à trouver Weebly, et chemin faisant, j'avais rencontré des tas d'autres plateformes de stockages de formats médias et des plateformes de conception de ces mêmes formats . "Euh !!! C'est quoi un "format média" ? Le texte, la vidéo, la vidéo indexée, l'image, les cartes mentales (mindmap) sont des formats médias. La plateforme la plus célèbre d'hébergement de format média vidéo est Youtube. Mais il en existe des dizaines d'autres, chacune dédiée à un format particulier. Quand on a besoin de créer un site destiné à héberger des ressources pédagogiques, très rapidement la question de la ressource se pose. Car le site en lui même n'est qu'une boite vide et n'aura de valeur que relativement à la qualité de son contenu. Comme un site pédagogique n'est pas destiné à servir d'intermédiaire dans la vente d'objets du monde réel, son contenu est son propre objet. En conséquence de quoi, de la qualité de la ressource dépendra le succès du site. On est là, bien loin de la question triviale de mettre des cours en ligne. Bien sur qu'il ne s'agit pas "uniquement" de mettre des cours en ligne. Il s'agit de mettre en ligne des ressources bien plus performantes que n'importe quel cours. Et cet objectif là passe (entre autre) par le choix du bon format média. Après quelques galops d'essais, après avoir pris en main l'outil Weebly et compris le B-A-BA de son fonctionnement, c'est à dire compris que construire la boite n'allait finalement pas être si compliqué que cela, la véritable question de fond se posa en ces termes : "Comment sortit du format Livre ! " Ce format ancestral fait d'alternance de blocs de textes et d'illustrations 2D, format que personne ne remet en question tellement il est ancré dans notre psyché, et qui pourtant se révèle d'un point de vue pédagogique souvent bien peu adapté pour susciter la compréhension d'une notion ou d'un concept, surtout dans le domaine technique ou scientifique. Allez donc expliquer ce qu'est une structure lacunaire fractale juste avec la définition suivante, rigoureusement exacte au demeurant et tirée de Wikipédia : " forme découpée, fragmentaire, laissant apparaître des motifs similaires à des échelles d'observation de plus en plus fines." Alors que si je vous montre ça ... ... c'est beaucoup mieux. Et si je pouvais disposer d'une vidéo 3D qui "entre" à l'intérieur de cette magnifique structure, vous comprendriez encore davantage. (C'est un choux Romanesco pour ceux qui n'ont pas deviné). Aucun pédagogue aujourd'hui ne s'opposera à l'idée que le choix du format est primordial, dans la conception de la ressource, et qu'en fonction de la notion travaillée, certains formats seront plus pertinents que d'autres.
Les formats peuvent agir sur la compréhension du sujet traité, mais également sur le temps nécessaire à une bonne compréhension, ou encore sur l'induction de motivation, en particulier lorsqu'on doit attaquer un sujet particulièrement aride ou conceptuel. Ainsi le format est directement lié à l'appétence, l'appétence, à la compréhension, et la compréhension à la mémorisation. Pour résumer, on n'attire pas les mouches avec du vinaigre. En particulier si le vinaigre est virtuel et stocké quelque part sur le net. Je me rappelle la remarque d'une jeune stagiaire en formation à qui j'ai expliqué le projet i.Drop et le rôle de cette plateforme. Elle avait bien 25 ans de moins que moi, était de la génération des millénials. Après m'avoir poliment écouté évoquer ma crainte de développer une plateforme qui ne serait pas utilisée, elle dit ceci : "Si vos contenus sont de qualité, les gens viendront. Le problème du net, c'est le contenu. On trouve tout sur internet. Tout, n'importe quoi, et de qualité souvent médiocre. Si vos contenus sont de qualité, vous n'aurez pas à faire de pub. " En cela l'avenir lui donna raison. Sur le net comme ailleurs, la pub c'est l'emballage qu'on met autour de la "bouse" pour faire croire à tout le monde qu'elle a bien meilleur goût qu'il n'y parait. Mais à ce petit jeu là, on n'attrape les gens qu'une seule fois. Le succès de notre entreprise, résidait donc, non pas dans l'emballage (même si il en fallait un, d'un pur point de vue fonctionnel), mais bien dans la qualité des ressources que nous serions capables de produire. Ce qui n'arrangeait pas nos affaires. Quand privilégier le texte simple ? Quand utiliser des fichiers.pdf (stockées sur Issu), quand utiliser des vidéos (Youtube), des cartes mentales (Popplet), des diaporamas (Slideshare), une présentation animée (Prezzi), une vidéoscribbing (VideoScribe), une animation (GoAnimate) .... ? Et puis une fois le format choisi, et avant de trouver la bonne plateforme de stockage, encore faut t'il créer notre fameuse ressource, et pour cela utiliser les bons outils d'édition, de motion design, de graphisme vectoriel, de montage vidéo. Bref ! Bienvenu dans le monde du net. Un monde merveilleux dans lequel la profusion de solutions à des problèmes dont vous ignoriez jusqu'à l'existence, va vous filer un mal de crane et des angoisses à s'en réveiller la nuit. Parce que le problème majeur d'internet n'est finalement pas : "où trouver ce dont vous avez besoin ?", mais "comment choisir LA solution qui conviendra le mieux à VOTRE objectif, parmi toutes les solutions disponibles, toutes plus merveilleuses, ergonomiques et accessibles les unes que les autres ?". On appelle ça l'infobésité. Mot valise qui parle de lui même. J'étais entré dans ce nouveau monde avec une petite idée toute simple, et un unique problème (Construire une base de ressources en lignes) et je me retrouvais embarqué à 250 km/h sur les autoroutes de la data et de l'information combinés, confronté à un univers impitoyable de choix tout en étant incapable d'en faire aucun. Encore une fois, un mécanisme sournois était à l'oeuvre, pour tricoter dans mon cerveau une névrose pédagogique dans laquelle j'étais en train de m’emmêler les pinceaux. Votre premier ennemi, c'est vous même, retenez bien ça ! Vous pourrez toujours dire que le réel passe son temps à vous mettre des battons dans les roues, et vous cacher derrière cela pour éviter de vous regarder dans la glace chaque fois qu'un truc déconne dans votre vie. Il n'empêche que votre premier ennemi, c'est vous même. Pas le "Vous même" qui est sur scène et à qui vous faites une grimace dans le miroir chaque matin. Pas le "Vous même" qui prend la parole en public et sort toujours la même blague à tata Simone le soir du réveillon. Non ! le vous même qui reste dans l'ombre, les mains sur les manettes et tire les ficelles pour vous faire aller à droite ou à gauche, tout en vous laissant croire que c'est vous qui décidez. Celui qui porte la casquette : "Kapo en chef de mes biais cognitifs". Il était en train de me jouer un mauvais tour. Je le savais, parce que j'avais un nœud au fond de l'estomac chaque fois que je me connectais pour travailler. Effet direct de la surabondance d'information et de mon incapacité à choisir. Un proverbe indien dit : "Si tout est gris, éloignez l'éléphant !" Encore faut-il arriver à en faire le tour. Le problème n'était pas si grave. Si ce n'est que travailler avec un nœud dans l'estomac n'est pas chose agréable. Il fallait donc dénouer la question de l'impossibilité de choisir. Pour contourner un problème, il y a un moyen simple. Si votre problème a une solution, mettez la en oeuvre. Fin du problème ! Si votre problème n'a pas de solution, c'est que votre problème n'est pas un PROBLÈME. C'est une donnée d'entrée. Il faut donc arrêter de vouloir le résoudre et l'accepter. Ceci fait, il n'est pas inutile de chercher à comprendre pourquoi cette donnée vous apparaît comme un problème. Ça peut empêcher Mr "Kapo en chef" de vous le remettre dans les pattes à la première occasion. Dans le cas présent l'explication trouvée est la suivante. (Ce n'est peut être pas la bonne, mais ça a supprimé mon nœud à l'estomac). Comme notre culture ancestrale a donné au livre une place essentielle. Cet objet a conditionné notre rapport à l'écriture. Ecrire un livre, c'est long. Ça demande du temps, de peser chaque mot, de s'enfermer avec soi, mais surtout.... et le nœud était là, une fois écrit, on en a pour l'éternité. Le livre ne peut pas être désecrit. Il porte en lui une dimension temporelle unilatérale. C'est ce que les physiciens appellent la flèche du temps. Le temps va dans un seul sens. Ce qui est fait ne peut plus être défait. En conséquence de quoi, avant d'écrire la moindre chose, avant de la livrer au monde, mieux vaut tourner 7 fois sa langue dans sa bouche. pour faire le BON CHOIX. Car ce choix sera immuable et aura des conséquences. Nous y étions ! Quand on écrit un livre. On ne peut pas revenir en arrière et ce projet de développement de base de ressources, n'était pas autre chose que l'écriture toute symbolique d'un livre complexe à l'aide de toute une gamme de stylos numériques. Mais à la différence d'un bon vieux livre relié, le livre en ligne n'a jamais fini d'être écrit, désecrit, réécrit. Il n'a pas n'on plus besoin d'être terminé pour exister en ligne. Ce qui faisait toute la différence. Peut importait alors de choisir tel ou tel outil. Si à l'usage l'outil s’avérait non approprié, il suffirait alors d'en changer. Le temps et les retours des usagers feraient leur office pour affiner, polir, sculpter i.Drop. Problème réglé par un petit détour dans les sphères de l'introspection Lacanienne. On allait pouvoir enfin attaquer la construction de la charpente et informer le conseil d’administration de l’avancement du projet, tout en présentant les premières ébauches de l’outil. J'étais Vraiment heureux d’enfin apporter des éléments visible, même à l’etat de maquette. J’espérai que le conseil d’administration reçoive cela de façon positive et continue de me donner le feu vert. Ce qui en effet se produisit. « Charles. Continuez dans cette direction. - OK ! - Dans un mois nous avons une commission formation avec nos homologues du bâtiment. Préparez une présentation, vous allez nous exposer votre modèle. » Cette année là j’ai appris qu’on ne se lance JAMAIS dans la conception d’une présentation sans, au préalable, avoir pris quelques renseignements à propos des personnes assises à la table, et du contexte général surtout si une dimension politique est en jeu. Ce que je ne fis pas. Bien sûr ! Et, bien sûr, ça se passa mal. WYSIWYG KESAKO ?"Du temps, du temps, du temps. Trouver du temps. Coûte que coûte." Avant l'an 2000, une jeune maison d'édition dérivée du monde numérique naissant avait eu l'idée géniale de cette collection "L'informatique POUR LES NULS". Depuis, le concept avait fait son chemin. Les nuls de tous bords pouvaient désormais s'adonner à la Philosophie POUR LES NULS, au droit international POUR LES NULS ou la cuisine végétalienne POUR LES NULS. C'est ça dont j'avais besoin, un truc du genre : "faire un site Web POUR LES NULS". En 2006 à San Francisco, un gamin de 20 ans David Rusenko, Américain né à Paris, et trois de ces amis Dan Veltri, Chris Fanini et Suhail Doshi décidèrent de créer "Weebly" une plateforme de conception de sites internet spécialement POUR LES NULS, dans le cadre d'un projet d'étude alors qu'ils étudiaient à l'Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Qu'est ce qui caractérise UN NUL dans ce domaine ? UN NUL c'est quelqu'un qui se fiche du code, des langages numériques, et de tout le saint frusquin. C'est un type pour qui développer un site n'est pas une finalité, mais juste le moyen de réaliser un projet tout autre. En vertu de quoi, LE NUL a besoin d'un outil qui lui permette en trois clics de créer à l'écran le site qu'il a dans la tête. De le modifier à loisir et rapidement. Et de le faire évoluer en même temps que son projet évolue. David Rusenko avait comprit cela, et s'inscrivait ainsi, comme la majorité de ses confrères de la Silicon Valley, dans la logique du "Give Power to Users". En 2011 Weebly était une toute jeune entreprise encore en train de trouver son modèle, son rythme et ses financements. Mais surtout, Weebly n'était pas en français, ni connue en France et à peine identifiable sur le Web Français. Les solutions qui à l'époque avaient pignon sur rue, étaient lourdes, coûteuses et complexes. Weebly n'arrivera officiellement sur le marché Français qu'en 2016. Nous l'utilisions déjà depuis 5 ans.
Qu'est ce qui fait de Weebly un outil différent ? 3 choses. D'abord, vous voyez à l'écran ce que vous êtes en train de faire. Ca semble évident, mais ça ne l'est pas. La particularité du code, à la Matrix, c'est que c'est une espèce de Braille. Il se déroule sur votre écran, mais si vous ne savez pas le lire, il vous est impossible de "voir" à quoi il correspond. VOIR quand on est un NUL est essentiel. C'est pourquoi Weebly a développé une logique WYSIWYG (What You See Is What You Get). Premier coup de génie de Rusenko. Mais le jeune homme ne s'est pas arrêté là. Fidèle à sa vision simplificatrice, Weebly intègre une ergonomie d'une fluidité déconcertante : le Drag & Drop (Glisser et déposer). Et enfin, troisième chose et pas des moindres: Weebly est amusant. Weebly nous donne le pouvoir de faire, et nous rend fier de nos créations. C'est un jeu d'enfant et un jeu addictif prompt à transformer en Geek n'importe quel quadra rétif. Le menu de gauche vous propose des fonctionnalités. Vous cliquez, vous sélectionnez, vous déposez dans la fenêtre de droite qui est la matérialisation de votre site et vous le construisez ainsi pas à pas. Mise en ligne : 1 clic. Affectation d'un nom de domaine : 1 clic. Publication : 1 clic. Weebly a permis à i.Drop de prendre son envol. En 2019, se poser la question de construire un site par ses propres moyens est courante. Trouver une solution technique est simple. Un marché est désormais ouvert et des solutions s'offrent et se trouvent facilement : Wordpress, Wix.com, Joomla et bien d'autres. Mais en 2011, construire un site professionnel sans être développeur Web, sans maîtriser la moindre ligne de code était beaucoup plus difficile. Je n’arrêtai pas de me dire qu'il était impossible que quelqu'un, de part le vaste monde, n'ait pas encore inventé un outil de création de site pour LES NULS. Alors j'ai passé des heures sur le net à chercher, au hasard de sites, des blogs, des forums. Et un jour de janvier 2011, je suis tombé sur Weebly. Une version bêta, en anglais, avec payement en dollars, qui proposait un accès libre et gratuit aux fonctionnalités de base. De quoi tester la plateforme avant de s'engager sur un abonnement. Et ça tombait bien, parce que pour l'instant le budget réel affecté à i.Drop s'élevait à la rondelette somme de "0 euros". Les seuls moyens que je pouvais consacrer se réduisaient à mon temps, je parle du temps de travail que je pouvais dégager une fois le quotidien, et l'urgent épuré: un temps très fluctuant et aléatoire; mais surtout mon temps personnel. C'est sur ce temps là, les premières années que le projet s'est construit. Le temps du soir, le temps du Week-End, le temps des vacances. Ce temps là a été du temps investi sur ma propre formation. Mais surtout, ça a été un temps formidable de créativité et d'épanouissement. Un temps comme une bulle d'oxygène au milieu d'un quotidien professionnel apocalyptique. Résumons : Antenne ETPN de Nantes fermée pour raisons économiques. Trois salariés à licencier avec les conséquences que l'on connait dans ce genre de situations. Etablissement ETPN d'Alençon en difficultés financières. Mutation indispensable engagée. Mixité acceptée à contre coeur par les formateurs. Tension dans l'ensemble de l'équipe. Départs de formateurs. Résistance passive. Et comme si ça ne suffisait pas, le monde nous fit savoir au printemps 2011 qu'il n'avait pas l’intention de se laisser malmener ainsi. Qu'on ne change pas les choses Monsieur ! Non ! On ne change pas les choses ! Mettez vous bien cela dans la tête. "Charles, il faut que je te parle, quand tu as cinq minutes. On vient de recevoir un coup de téléphone. Delphine venait de passer la tête par la porte de mon bureau, sans entrer. - Que se passe t'il ? - Une entreprise demande à nous voir ? - Laquelle ? - Un groupe. Un grand groupe. - Y'a un problème ? - Oui. Ils sont mécontents. Trés mécontents de l'organisation ! Ils souhaitent que nous leur fixions un RDV." L'ETPN forme des opérateurs de chantier TP pour les petites, moyennes entreprises et pour les grands groupes de la profession tels Eiffage, Colas, Vinci etc... Nous avons rapidement programmé le RDV demandé, et demandé au président de l'ETPN, lui même PDG d'une importante entreprise de réseaux de la région de Caen, d'être présent. Le problème semblait important. Nous nous sommes retrouvés à 5 autour de la table. Le chef d'agence. Le responsable Apprentissage du groupe. Le président de l'ETPN. Mon adjointe et moi même. A peine les préliminaires de politesse soldés, les premières attaques rangées commencèrent. le monde ne voulait pas être changé et il nous le faisait savoir sans ménagement. " Nous sommes mécontents. Les apprentis sont mal formés chez vous. Le directeur d'agence s'exprima de façon directe et ferme. - J'entends, répondis-je. Pouvez vous nous donner un exemple de situation dans laquelle vous avez constaté des défaillances de votre apprentis ? - Il est dans votre école depuis 6 mois, et il ne sait toujours pas positionner une lunette sur un chantier. - OK, il y a autre chose ? Je menais l'entretien. Le Président observait. - Oui. Votre organisation où vous mélangez tout le monde. Ça ne ressemble à rien. On n'a jamais fait comme ça ! L'entretien montrait son vrai visage. - Bien, dis-je avec calme. Mais à l'intérieur, ça bouillonnait. Je vais répondre point par point. En ce qui concerne la difficulté de votre apprentis à positionner correctement la lunette sur le chantier, je veux préciser que dans un parcours d'apprentissage de CAP. L'entreprise comme le centre de formation a un rôle d'enseignement à tenir. Sur un motif de 3 semaines, votre apprentis passe 2 semaines dans votre entreprise et 1 semaine à l'ETPN. Sur la semaine qu'il passe à l'ETPN, il consacre la moitié de son temps aux matières générales, français, mathématiques, sciences, histoire, car il devra passer ses épreuves lors de son examen. Et que notre devoir au delà de le former à un métier, est aussi de lui permettre d'obtenir son CAP. Sur la semaine passée à l'ETPN, soit 35 heures, il consacre environ 17 heures aux matières générales et 18 heures aux matières professionnelles. Dans ce quota d'heures passées en pro, lorsqu'on ôte la technologie indispensable à la connaissance du métier, et qui ne peut pas être faite en entreprise, il reste selon les semaines entre 8 et 12 heures de travail pratique. C'est pendant ce temps là que votre apprentis peut, par exemple apprendre à positionner la lunette de chantier. Ce qui signifie que sur un motif de 3 semaines, votre apprentis passe 70 heures sur un chantier dans votre entreprise avec son tuteur, pour apprendre les gestes du métier auquel vous le destinez, et 12 heures à l'ETPN pour apprendre ces même gestes. Et c'est à moi que vous reprochez son manque de compétences ? Mais il fait quoi dans votre entreprise pendant 70 heures toutes les 3 semaines depuis 6 mois ? J'entends votre demande et je vais informer les formateurs de reprendre ce point avec lui. En ce sens je prends ma part de responsabilité. Mais je ne prendrai que ma part. " L'atmosphère continuait de se tendre. Je n'avais pas l'intention de porter le chapeau, j'avais déjà bien assez de casquettes... "Pour ce qui est du second point.... " Le président ne me laissa pas terminé. Il prit le flambeau. C'était un homme proche de la retraite, qui sous une allure bonhomme, savait avec finesse remettre les choses et les gens à leur place. "Je ne comprends pas pourquoi cette organisation vous étonne. Elle n'est pas nouvelle. Elle est peut être nouvelle pour vous parce que vous êtes jeune. Vous savez que dans les campagnes il n'y a pas si longtemps que cela, les instituteurs géraient des classes multi niveaux. Ça ne choquait personne. L'ETPN n'a en ce sens rien inventé. Le contexte actuel a juste nécessité que cette organisation soit remise au gout du jour, avec de nouveaux outils. - Oui mais les jeunes n'aiment pas cela. - Les jeunes résistent. Nous changeons leurs habitudes. Quoi de plus normal." Au delà du changement et des résistances que celui ci soulève, c'est la question de la toute puissance individuelle qui se manifestait. Cette fausse toute puissance cultivée en nous par le marketing du Client Roi des années 70, puis l'exposition narcissique, les selfies, le dictat du like, l'offre à la demande et les bulles en miroirs des algorithmes des réseaux sociaux. La frustration est une expérience indispensable pour qui veut affronter le réel. Dans la vie rêvée des citoyens élevés au biberon de la consommation sur mesure, la frustration doit disparaître au profit de la satisfaction. Une satisfaction permanente. Une satisfaction qui ne saurait tolérer qu'on lui oppose un "Non". Tout cela n'allait pas faciliter la mise en place de notre projet. En fait, à part la découverte de Weebly et la perspective plus que prometteuse de pouvoir enfin construire cette base de données en ligne dont nous avions besoin, ce qui en soi s'apparentait à la résolution d'un problème purement technique, le reste, ce qui avait attrait à l'humain, prenait une sale tournure. Mais j'avais découvert un Président solide et porteur du projet d'établissement. Ce n’était pas rien. En particulier durant cette période qui s’avéra être un grand moment de solitude dont la fin se devinait au delà de l’horizon. Nous attaquions la traversée du désert. Chaque oasis trouvé sur notre chemin allait jouer un rôle vital. . Pédagogie de Salon de Thé..."Quand une porte se ferme une autre s'ouvre. Mais faut tout de même pas abuser." Qu'est ce qui fait que certaines personnes vivent l'inertie comme une aliénation, un étouffement, un manque à être qui les angoisse; quand d'autres ont besoin pour s'épanouir d'une zone de confort bien isolée du reste du monde, remplie de ronrons, de train-trains et d'illusion de contrôle ? Qu'est ce qui fait que certains n'ont de cesse de se confronter au réel dans toute sa violence et qu'ils préféreront toujours cela au feutre confortable des idées reçues, des stratégies toutes faites et de la rassurance à tout prix ? Comment les premiers peuvent-ils parvenir à vivre avec les seconds, à les manager, quand chaque fois qu'ils pointent une aventure de l'index, ceux-ci ne voient que péripéties sans fin et dangers insurmontables ? Pourquoi ceux qui entreprennent ne peuvent pas faire autrement, mus qu'ils sont par un moteur qui les dépassent, les épuise, les consume; et pourquoi ceux qui sont dans l'impossibilité d'entreprendre, sont-ils figé dans un mécanisme tout aussi mystérieux ? Si quelqu'un a un morceau de réponse, merci de laisser un commentaire... ;-)
De 2008 à juillet 2010, j'ai négligé cet aspect essentiel du management d'équipe, à savoir l'existence de ces deux catégories de personnes : Les angoissés de l'habitude, et les angoissés de la nouveauté. J'ai négligé cet aspect de la réalité, jusqu'à ce qu'il m'explose à la figure en juin 2010, quelques jours avant le lancement officiel des examens de CAP de conduite d'engins de Travaux Publics. "Mais enfin Thierry, le référentiel d'examens n'est pas une carte de restaurant en libre service ! Il ne s'agit pas de faire ce qui nous convient et de laisser de coté le gras de la viande ! Nous sommes centre d'examen de l'Education Nationale. Et à ce titre nous avons des obligations, en matière d'organisation du déroulement des épreuves. Cela nous est imposé par l'Education nationale. Nous n'avons ni à choisir, ni à le remettre en question. Nous avons à mettre les choses en oeuvre tel que cela nous est demandé. Un point c'est tout !" La douche froide. Nous étions à six jours des examens. Nous venions de découvrir que les épreuves organisées par le formateur référent de l'époque, ne correspondaient pas à ce qui était attendu. L'écart n'était pas minime. Il n'était pas significatif. L'écart avec l'organisation attendue était colossal. "On a toujours fait comme ça avant. Et puis ça change quoi ? C'est plus simple comme j'ai prévu. - Ce n'est pas le sujet Thierry ! Oui c'est plus simple. Oui c'était comme cela avant. Mais la règle a changé. Le monde change tous les jours Thierry. Les apprenants changent. Les référentiels changent. Les exigences changent. Tu ne peux pas, toi, décider de faire du sur place et l'imposer à tous. La remise en question et l'adaptation, sont la base du métier de formateur. La base même de la pédagogie. " Il y eut un silence pesant. Puis la réplique est sortie, d'un bloc. Elle ne concernait pas simplement ce problème de conformité dans l'organisation des examens. Elle concernait toute la stratégie pédagogique de l'établissement : la mixité des groupes, la digitalisation des ressources, l'arrivée des environnements et outils numériques et le nécessaire changement de posture des formateurs. " C'est n'importe quoi ! Vous faites de la pédagogie de Salon de Thé." Blanc. Echange de regards avec mon adjointe. Fin de l'entretien. Je savais que Thierry parlait en son nom, mais derrière ses paroles, j'entendais les mots du reste de l'équipe. En une phrase il venait de révéler son opposition franche au projet de l'établissement. Il n'était pas formateur à envisager les compromis. Se soumettre ou se démettre. C'était son fonctionnement. En quelques jours la rupture fut organisée. Thierry s'en alla brutalement fin juillet, nous mettant devant l’impérieuse nécessite de recruter un formateur de conduite d'engins de TP pour la rentrée de septembre. C'était la première fois depuis mon arrivée que j'avais à gérer le départ d'un formateur et le recrutement de son successeur. Thierry était un bon conducteurs d'engins de TP et c'était un bon formateur traditionnel. C'était aussi un caractère fort, comme on en trouve beaucoup dans les travaux Publics. Thierry avait construit son identité de formateur sur le renforcement de ce qu'il savait faire. Une identité centrée sur son expertise métier, qui n'avait rien à voir avec la pédagogie. C'est là que le bas blessait. Et qu'il blesse toujours si j'en crois l'échange téléphonique que j'ai eu hier avec Frédéric B. sur le sujet. L'époque que nous traversons va révéler les pédagogues, les vrais, là où le demi siècle passé a considéré que "maîtriser un domaine", allait de pair avec "savoir l'enseigner". Penser cela, c'est confondre le livre et le lecteur. C'est bien sûr cette erreur ancestrale que l'école de Jules Ferry (A moins que ce ne soit celle de Charlemagne) perpétue le malentendu depuis plus d'un siècle. Thierry n'était qu'une victime de plus, dévoilée par le fameux "changement de Paradigme". Étymologiquement, (OK, tout le monde le sais, mais dans le doute...) le pédagogue est l'esclave chargé de conduire l'enfant du maître à l'école (Grèce). Conduire l'enfant. Tout est dit. Conduire ! Guider ! Le pédagogue n'est pas à l'origine détenteur d'un savoir. Même si dans la Rome Antique le terme désignait le précepteur chargé de l'instruction d'un enfant de famille riche. Le savoir ne se transmet pas. Point. QUOI ! LE SAVOIR NE SE TRANSMET PAS ? Parenthèse statistique éprouvée en 10 ans de direction de CFA. 100% des formateurs professionnels, ou candidats au métier de formateur, reçus en entretien de recrutement, à la question : "Pourquoi voulez vous devenir formateur ?" ont répondu : "... pour transmettre mon savoir. ". 100% en 10 ans. Tous. Sans exception. Pas un seul n'a dit autre chose. A aucun je n'ai osé répondre : "Savez vous qu'il vous sera impossible de transmettre votre savoir ? Ou peut être le jour où nous pourrons échanger nos cerveaux, ou les copier, les dupliquer. Transmettre est impossible. De la même façon que je ne peux pas vous transmettre mes souvenirs, mes émotions, ma vie. Même si je peux participer aux souvenirs, aux émotions, à la vie d'autrui. " Je n'ai jamais osé répondre cela, de crainte de les voir me regarder comme un dingue et tourner les talons. Les candidats étaient déjà rares, alors inutile de gâcher les quelques âmes disponibles. Il fallait donc ruser. "OK, tu veux transmettre ton savoir et patati et patata ! ... "Cela mis de coté, on va tester une autre approche. Partant du principe que "pédagogue" est un métier. Un métier qui nécessite de développer des compétences humaines, des compétences de créativité, la capacité à affronter chaque jour des situations inédites, ce métier doit donc s'apprendre. Et comme disait, je ne sais plus qui, certainement proche de Lao Tseu : "Il y a plus de potentiel dans l'esprit d'un novice, que dans celui d'un expert !" , il fallait donc arrêter de recruter des experts. Enfin ... de recruter des experts... trop experts. "Tête trop pleine. Plus place pour Pédagogie !" ( A lire avec l'accent du pote de Lao Tseu). Notre nouveau profil de formateur se dessinait. Un expert, certes, mais junior. Et puis quelqu'un de créatif. Plutôt ouvert sur les nouvelles technologies. Quelqu'un capable de regarder la relation à l'autre avec distance et capable de gérer ses émotions. Une licorne, quoi ! ou un mouton à cinq pattes. Le nouveau formateur que nous cherchions, le formateur de demain, sera un expert non centré sur son expertise, un aventurier capable de voir le nouveau comme une défit à relever, un créatif et un Geek humaniste. Vous savez quoi ? On l'a trouvé. Et nous ne sommes pas allé le chercher à l'autre bout du monde. Non ! On l'a trouvé à moins de Vingt kilomètres. L’expérience en conduite d'engins de TP, il l'avait. Elle était solide, sans être envahissante. Et il en tirait à juste titre une fierté certaine sans qu'elle ne dégénère jamais en gonflement pathologique de l’Ego. Mais le "plus", la perle, on l'a trouvé tout en bas du CV dans les petites lignes où on dévoile nos passions les plus intimes comme la pêche à la mouche, la macramé indien, ou écouter tout nu le brame du cerf dans les bois par nuit de pleine lune. Notre futur formateur, était .... "animateur de soirées" et "DJ-semi pro". Je lui ai demandé de me parler de sa passion. Son regard s'est illuminé. Il a commencé à raconter et on ne pouvait plus l'arrêter. Il a tout sortit. En bloc. Toutes les qualités recherchées. Il a expliqué comment il préparait des playlists différentes qu'il confectionnait soigneusement lui même, mais surtout comment il les mixait en "live" en fonction du feeling du groupe. Que le but n'était pas de passer de la musique. Ça non ! Passer de la musique, c'est à la portée du premier venu. Non ! Le trip c'est de faire "Monter la tension". De guider les gens jusqu'à ce qu'ils soient tous possédés par la musique, qu'ils ne quittent plus le Dancefloor. Il faut les tenir de 23:00 jusqu'au bout de la nuit. Sans négliger personne. Parce que dans un mariage par exemple, il en faut pour tout le monde. Pour les jeunes et les moins jeunes. Chacun doit y trouver son compte. Et tout le monde doit finir par danser sur des tubes totalement improbables. " Je ne disais plus rien. On le tenait. Il avait tout compris. Il se révéla rapidement être un excellent formateur. Un formateur différent. A la source de cette différence, il puisait ce qui manquait à tant d'autres : un respect profond des apprenants, une capacité d'adaptation, une créativité immense, une appétence pour les outils numériques. Lorsque je lui ai parlé du projet i.Drop il fut immédiatement emballé et comprit sans effort ce qu'il pouvait tirer d'un tel projet, et comment il allait pouvoir à la fois utiliser cet outil, y contribuer et intégrer cela à une mixité de groupe. Quand une porte se ferme, un fenêtre s'ouvre. Cette expérience venait de nous apprendre à voir les choses comme elles sont. Pas comme une catastrophe. Nous avions perdu un formateur. Nous venions d'en trouver un autre... plein de potentiel et d'avenir. A cet instant, l'avenir nous apparut moins inquiétant. Nous tenions un formateur nouvelle génération. Et ce n'était pas rien. Septembre 2010. Nous avons mélangé les CAP 1ere année, avec les 2ème années, et avec les CAP en 1 an. (Degré de mixité 3). Ça commençait à devenir sérieux. Difficile d'opposer à ce savant mélange une attitude du genre : "De toute façon, mixité ou pas, moi, je fais mon cours." Face à ce qui est difficile. On trouve une solution, ou on n'en trouve pas. Si on n'en trouve pas, en général quelque chose se produit qui révèle au grand jour, le problème et son porteur. C'est arrivé à 11:45, le dernier vendredi travaillé de décembre, juste avant le grand départ pour les vacances de Noël. C 'est arrivé par la personne de Jacques. Formateur senior de Constructeurs de routes. Trois coups frappés à la porte de mon bureau. "Entrez ! - Ça ne va pas du tout ! - Jacques ! Entre, Assieds toi. Que je passe t'il ? - C'est n'importe quoi ton truc. Moi je ne travaille pas comme ça. Tu me donnes un groupe de 15 gamins. De même niveau. Polis. Qui écoutent ce que je dis. Qui font ce que je demande. Alors je pourrai faire mon métier. Mais là ton organisation mélangée c'est n'importe quoi. - Mais Jacques, ce groupe parfait que tu veux avoir. Il n'existe pas. Je ne l'ai pas. Le monde change. - OK. Puisque c'est comme ça. Je ne reviendrai pas à la rentrée de janvier. - Jacques. Ne prends pas de décision à la hâte. - C'est tout décidé. Tu fais ce que je demande. Sinon je ne reviens pas ! - C'est ton choix. - Je demande une rupture conventionnelle. - OK. Je reprends la procédure et je reviens vers toi." Ça a flingué mes vacances. Chercher un formateur de conduite d'engins en juillet pour septembre n'était pas facile. Mais trouver un formateur de construction de route en moins de 15 jours, en pleine période de Noel, alors là ! ça tenait du miracle. En juillet on a tiré le gros lot. Fallait pas compter sur le père Noel pour remettre ça six mois après. Nous n'avons donc pas trouvé le remplaçant idéal cherché, et il fallut construire une solutions avec les moyens du bord. Les moyens du bord s'appelait Michel. "Mimi" pour les intimes et les dames. Le type le plus gentil, le plus ouvert, le plus bienveillant qui ait jamais franchis les murs de cette école. "Mimi" le chef de la brigade volante. "Mimi" le survivant ! Après une sueur froide partagée avec Delphine. Nous avons rogné sur nos vacances. Dégrossi un planning de remplacement et coupé le chauffage avant de partir. Il fallait qu'on fasse un break sinon nous allions exploser. D'autant plus que j'avais un autre défit à relever, dont je n'avais encore parlé à personne : "Chercher sur le net, le moyen de réaliser moi même la base de ressources pédagogiques dont nous avions besoin pour absorber la mixité des groupes. " Puisque j'avais réalisé mon premier tuto 15 jours auparavant. Puisque j'avais ouvert cette porte dans mon esprit qui me faisait désormais apparaître internet comme le champ de tous les possibles. Et puisque j'avais devant moi 15 jours de vacances qui n'en seraient définitivement pas. La Reine Rouge"S'adapter ne signifie pas écraser l'autre par la force, mais acquérir un caractère qui va nous donner un avantage par rapport à la concurrence dans un environnement qui change. " Trouver le bon nom est important et difficile. IMPORTANT, parce que sans nom, pas d’existence. Il faut un nom aux choses, aux projets, pour pouvoir en parler. Nommer c’est faire exister. Rien ne peut commencer sans cela. DIFFICILE, parce que si on choisit le mauvais nom, le projet naîtra au monde avec un sacré handicap. C’est la raison pour laquelle Mr et Mme Renaud n'ont pas appelé leur fille Mégane. Quant à ceux qui le firent avant la naissance de la voiture, leurs enfants ne les remercient pas. Il fallait donc nommer notre projet de restructuration. Depuis plusieurs mois ce projet était au cœur des discussions d'établissement. Ne pas prendre le temps de lui trouver un nom en faisait quelque chose d’éthéré, ce qui ne facilitait pas notre travail. Le rendez vous avec la région Normandie, organisé par Christophe, nous fournit la dead line dont nous avions besoin pour baptiser le bébé. Mais avant de trouver le nom idéal, il nous fallait accomplir une dernière chose : boucler la présentation du projet avec laquelle nous allions devoir convaincre la région de jouer les cofinanceurs. Dès qu'on évoque le sacro-saint exercice de présentation, on voit tout de suite Powerpoint lever la main et s'agiter pour dire : "Ouvez-moi, je suis là ! ". Powerpoint est un outil d'une richesse incomparable qu'on met la plupart du temps dans les mains de personnes qui n'ont pas la moindre notion de communication, pour produire un résultat d'une qualité soporifique certaine. Réussir à captiver son auditoire avec une présentation Powerpoint n'est pas une mince affaire, par contre flinguer un projet avant même sa naissance est à la portée du premier venu. Il suffit de respecter les 3 règles suivantes : 1) ne mettez jamais aucune image dans vos diapos, c'est inutile. 2) fourguez un maximum de texte (minimum 15 lignes) que vous lirez d'une voix consciencieuse et monocorde. 3) utilisez un format uniforme aux couleurs criardes agrémenté d'un chapitrage et de titres bien en gras, pour faire comprendre à votre auditoire que vous êtes en train de leur lire un livre. Et qui plus est, un livre chiant, sur un sujet qu'ils ne maîtrisent pas. Après réflexion, nous avons rapidement abandonné Powerpoint. Nous ne voulions pas faire comme tout le monde. Notre présentation devait attirer l'attention, surprendre et donner à réfléchir. Le Fameux "effet Waouh !". Exit .PPT et son effet "Beurk !" On a donc utilisé Prezi qui à l'époque proposait une "version bêta" gratuite en ligne. Notre présentation devait donner le tournis et décoiffer notre auditoire. Nous partions du principe suivant : Plus c’est gros, plus ça passe. En tant que plus petit CFA des Travaux Publics et plus petit CFA de la région Normandie (ou presque), nous devions revendiquer une ambition « significative » pour être pris au sérieux. Et nous devions être pris au sérieux pour décrocher un financement conséquent. Le conseil d’administration m'attendait au tournant sur ce point. Nos comptes étaient toujours dans le rouge. Première étape : prendre solidement Prezi en main. La première version de cette plateforme était d'une ergonomie révolutionnaire, avec son menu circulaire dépliant coincé en haut à gauche de l'écran, son bureau illimité et son principe de zooms scénarisés. Il fallut quelques heure pour maîtriser l'outil, mais le temps investi ne fut pas inutile. Prezi devint indissociable des présentation de notre projet. Et il y en eut un certain nombre au fil des années. La présentation bouclée, nous étions prêts pour trouver le nom approprié. Notre projet parlait d’intelligence, d’innovation, d’individualisation, avait pour ambition de permettre à chacun, formateurs et apprenants, de contribuer à la mise en ligne et à l’évolution de ressources. Notre projet visait la douce utopie d'une connaissance co-construite, dans laquelle chacun apporterait sa contribution : pierre à l’édifice, ou goutte d’eau dans l’océan commun d'un savoir communautaire. OK ! j'entends déjà les murmures de certains : "Joli rêve ! mon gars. Mais faut redescendre sur terre. La vérité est un peu différente. " Oui je sais. La vérité est différente. La vérité ce sont des apprenants qui préfèrent jouer à "Fortnite" ou consulter leur compte FaceBook avant de faire une pause toute les 30 minutes, plutôt que de se mettre la matière grise en ébullition. La vérité ce sont des formateurs pas toujours très pédagogues. La vérité c'est un système de formation dans lequel la part administrative consomme 80% des énergies disponibles, pour ne laisser à la pédagogie que la portion congrue. Oui, je connais cette réalité là. Mais je ne l'aime pas. Et comme je n'ai pas choisi ce métier pour grossir la cohorte des désenchantés coincés sur les autoroutes de la formation industrielle, pour ne pas dire industrieuse, je préfère largement explorer les sentiers désertés où se perdent (et se trouvent) les pédagogues utopistes brandissant leur panneau : "Je suis un signal faible". Au final cela ne changera certainement pas grand chose. Surement même qu'il y a davantage de coups à prendre, à refuser le monde de la formation dans ce qu'il a de médiocre. Mais je reste convaincu qu'il y a plus de vie à vivre hors des sentiers battus. Alors ce nom à trouver, devait parler de cette utopie, de ce rêve d'une connaissance commune, partagée, accessible, de ce désir de communaux pédagogiques. On aurait pu appeler ce projet i.Stone, on a choisi i.Drop. "i" pour innovation, individualisation, intelligence. Nous n’avions que l’embarras du choix. "Drop" pour la goutte d’eau apportée par chacun dans le puits idéal de la science commune. Vous savez quoi ? Ça va faire plaisir aux détracteurs. Au final on s’est planté en misant sur la bonne volonté de cette hypothétique communauté apprenante. Il y eut en réalité peu, très peu, de gouttes de contributions. En cela i.Drop a confirmé les statistiques de publications des réseaux sociaux: Moins de 5% des utilisateurs produisent des contenus. Le reste critique, partage, commente, consomme. Il fallait donc amorcer la pompe. C'est à dire créer dans un premier temps suffisamment de contenus pour donner à voir, donner à comprendre, donner utiliser, et toucher la précieuse frange des "early adopters" qui permettent aux 2,5% d'"innovators" d'arriver à environ 16% de la population. Nous n’échappions pas à la courbe d'Everett Roger. Les statistiques avaient encore raison et nous promettaient quelques lendemains difficiles. Pour ramener ces chiffres à l'échelle de notre terrain de jeux, l'ETPN, 16% de 8 formateurs, ça fait 1 personne. Les statistiques furent là encore prédictives. Il y eut bien chez nous un formateur motivé par ce projet. Une personne dans le regard duquel je voyais les mêmes étoiles que celles que j'avais dans lea tête. J'étais l'innovateur, il était l'early adopteur... avant que le reste de la meute ne lui fasse la peau pour avoir osé défier l'inertie collective. Aveuglé par mon occupation quotidienne, je n'ai pas vu ce mécanisme se mettre en place. Je n'ai pas vu ce formateur perdre son élan. Je ne l'ai pas vu se ranger à l'ordre immuable établi. Je n'ai pas vu que pour lui, rentrer dans le rang, était une condition sociale nécessaire à sa survie. Jamais il n'a été détracteur de ce projet. Je l'en remercie. Mais il a cessé d'en parler, d'y croire, de l'alimenter. Il a sauvé sa peau. Je ne peux pas lui en vouloir.
Au final et avec le recul, je n’incrimine aucun formateur et n’ai aucune amertume. Ainsi est l'ordre des choses. Le réel doit être accepté. En 2010, les personnes avec lesquelles je travaillais se rangeaient dans deux catégories fidèles à la répartition de Pareto (80/20): Celles qui ne comprenaient pas ce que je racontais, avaient envie de changement, me faisaient confiance et me suivaient (Les 20); et celles qui ne comprenaient pas ce que je racontais, n'avaient pas envie de changement et ne me suivaient pas. Sans jamais le dire ouvertement bien sûr. C'est plus amusant ainsi. (Les 80). Une notion aussi simple que: "mettre des cours en ligne" relevait alors pour la majorité inerte et silencieuse du délire techno-pédago d’un jeune directeur un peu perché. Quand à cela on ajoute un déficit de compétences pour structurer, scénariser, médiatiser et mettre en ligne des cours ! (Ces métiers n'existaient pas en 2010, aujourd'hui en 2019 ils commencent à émerger.) ça laissait peu de possibilités pour amorcer la pompe i.Drop. Comme me disais souvent Paul :"Si vous pouvez déléguer, déléguez ! Si vous n'avez personne à qui déléguer ... Faites le vous même". Et comme à défaut d'avoir toutes les compétences pour développer des ressources autoportantes en ligne, j'avais les pré-requis pour les acquérir par moi même, j'ai donc vissé sur ma tête une nième casquette : Celle de concepteur autodidacte de ressources en lignes. Ça commençait à faire beaucoup de casquettes, mais à coeur vaillant... Nous avons donc redoublé d'efforts et notre rythme est passé progressivement de sprinter, à coureur de fond. Faire avancer ce projet était essentiel, mais éviter coûte que coûte de le voir phagocyté par l'oubli et le quotidien est vite devenu une priorité. Comme au royaume de la Reine Rouge dans "Alice au Pays des Merveilles", il nous était désormais nécessaire de courir pour rester sur place. Le projet n'évoluait pas d'un iota. Pas de solution pour développer notre base numérique en ligne en mode "Do It Yourself". Pas de contributeurs pour développer des ressources à mettre en ligne. Un feu vert "amont" de principe de la Région presque acquis, mais qui ne se concrétiserait pas, dans un appel à projet FSE, avant plusieurs mois. Nous allions rapidement manquer d'oxygène. Il nous fallait trouver tous les moyens possibles de faire exister ce projet pour ne pas qu'il soit remisé au Père Lachaise dans le caveaux de idées foireuses qui-ne-pouvaient-pas-fonctionner-on-l'avait-bien-dit-et-de-toute-façon-on-le-savait. Première étape : trouver un nom ! C'était fait. Le bébé n'était pas tiré d'affaire, mais au moins avait-il un état civil. Deuxième étape : ciseler une présentation exhaustive, précise, décalée du projet et des outils associés. Prezi allait nous y aider. Troisième étape : obtenir un Rendez-vous de la Région Basse Normandie. "Je préfère qu’on se voit avant que nous lancions la rédaction de l’Appel à projet FSE, dit Christophe. Nous devons nous appuyer sur le terrain. Et le terrain c’est vous. - Ok, notre présentation est terminée. On se rencontre quand tu veux." De mémoire, (ça fait presque 10 ans), nous nous sommes mis autour de la table un mercredi du printemps 2010, en début d’après midi à l’Abbaye aux Dame, où siégeait le Conseil Régional de Basse Normandie. Christophe nous attendait avec Christiane B. Alors En charge du "service apprentissage". A l’époque la région avait un fonctionnement très transversal, pour ne pas dire systémique, voire holistique. Les projets qui émergeaient du terrain étaient portés et connectés à l’ensemble des services impliqués pour garantir une convergence des efforts. Cette organisation était d’une efficacité redoutable. Petit bureau au 3ème étage de l'annexe. Café sans sucre. PC connecté à internet. Marie, Christophe, Christiane et Charles. Marie et moi avons lancé la présentation Prezi, joué un va et vient rodé entre images simples et commentaires ciblés, tout en nous passant mutuellement la parole. L’effet décoiffant des zoom enchaînés a produit la surprise escomptée. Nous voulions les épater. Ça a fonctionné ! Finalement nous n'avons pas eu à nous battre pour convaincre ni Christophe, ni Christiane. A croire que le travail en amont avait payé. Christophe termina cependant notre rencontre par une question : " L’enveloppe financière visée est importante.! (Nous demandions environ 300 000 euros sur 3 ans). Si nous ne pouvons pas financer la totalité, votre projet est-il remis en question ? - Non ! J’ai répondu sans hésiter. Quelle que soit la décision, nous avancerons. C'est vital pour l'établissement. Mais plus le financement sera important, plus nous avancerons vite. - J’aimerai pouvoir faire d’avantageux, dit Christophe, mais nous disposons d’une enveloppe de 600 000 euros pour financer les projets de 30 CFA. Difficile d’en affecter la moitié à un seul dispositif. - Je comprends. Ce n’est pas un problème. La Région peut aller jusqu'à combien ?" Au final, nous nous sommes mis d’accord sur un montant de 120 000 € sur 3 ans. Ce qui, avec les obligations de cofinancement liées au FSE, faisait monter l’enveloppe du projet à 240 000 euros. De quoi financer un nombre conséquent d’heures de travail, mais pas suffisant pour faire appel à des prestataires externes pour développer les outils dont la nouvelle organisation pédagogique mixte avait besoin. Bonne nouvelle ! On avait des financements. Mauvaise nouvelle ! Ils ne nous permettraient pas de franchir le gap numérique que nous visions, à savoir : créer notre base de ressources en ligne et accompagner les formateurs à son utiliser dans le cadre d’une organisation mixte. Ce qui nous amenait à l’inéluctable conclusion : on a de quoi acheter les parpaings et le ciment, mais pas de quoi nous offrir un maçon. Résultat mitigé à annoncer au Conseil d'Administration de l'ETPN. Nous avions donc 3 options : 1) renoncer, 2) consommer l’enveloppe en justifiant les dépenses avec un projet looké "Digital Washing" ou numérique "Canada dry". Ça ressemble à du digital, mais ça n’en est pas. Ou 3) apprendre à monter le mur nous même. C’est à dire concevoir et développer une architecture numérique à bas coût, granulariser, scénariser et mettre en ligne quelques centaines de ressources pédagogiques structurées en un corpus cohérent évolutif et collaboratif. On n’y connaissait tellement rien que nous n'imaginions même pas la quantité de travail à fournir. Ni la sommes de compétences à développer pour atteindre cet objectif. Ni même par quel côté faire accoucher le bébé. Bref ! Nous étions en marche et reculer devant le premier obstacle n'était pas envisageable. Nous avons donc opté pour la 3ème solution. La plus improbable, la plus risquée, mais la plus excitante, comme se lancer dans la traversée du désert sans boussole, avec une gourde à moitié pleine, une paire de tongs fluos et un sacré pet au casque ! (J'ai lu quelque part que pour se lancer dans un projet, il fallait juste 5% de certitudes ! Confirmé !) La rentrée 2009 s’était convenablement déroulée. La mixité (degré 2) était engagée et relativement gérable sans ressources en lignes. Nous avions le premier semestre 2010 devant nous. Paul commençait à évoquer son départ en retraite pour la fin de l'année. J’allai me retrouver seul aux commandes de l’établissement. Je ne savais pas comment développer notre future base de ressources en ligne. Et l’équipe qui « subissait » la toute nouvelle mixité des groupes commençait à montrer des signes prononcés de désapprobation. Jusque là rien d’extraordinaire. Non, c'est faux ! C’était carrément flippant. La résistance au changement, insidieuse à pris une place de plus en plus grande. Elle se dévoilait dans les attitudes, les propos des uns et des autres. Et, alors que le défi numérique que nous devions relever me semblait le Mont Blanc à gravir, la résistance et la non adhésion passive de l’équipe se révéla avoir la taille de l'Everest. Mais Marie était là. Indéfectible. Elle mettait toute son intelligence et sa posture de coach pour m'aider à clarifier une situation qui se complexifiait de jour en jour, et à porter mes multiples casquettes sans sombrer dans la schizophrénie chronique. 2010 arrivait sans faire de bruits. Nous étions le nez dans le guidons, à préparer l’organisation mixte la la rentrée suivante (degré 3 de complexité). L’antenne de formation continue qui avait été ouverte en 2008 à Nantes juste avant mon arrivée était un gouffre financier que la crise creusait chaque jour davantage et qui engloutissait les maigres résultats que nous dégagions. Il fut décidé de la fermer. Je devais m'y coller, c'était mon job. Pas besoin de ça. ! Puis Marie arriva un jour avec une triste mine : "Ils parlent de fermer ADEFOR ! - Quoi ? Pour quelles raisons ? - Les établissements membres du GIE sont pour la plupart en difficultés financières. Tous cherchent à faire des économies. Ils considèrent que l'innovation pédagogique est un luxe dont ils n'ont plus les moyens. Jusque là Paul pesait lourd pour maintenir l’existence du GIE, mais il sera parti dans trois mois. - Je ne comprends pas. Tous les établissements vont devoir modifier leurs organisations pour affronter cette crise qui s'éternise et l’arrivée du digital. ADEFOR a été crée exactement pour cela. - Je sais. Mais ceux qui voient les choses ainsi sont minoritaires... J’espère me tromper !" Marie ne se trompait pas. Le GIE ADEFOR ferma ses portes dans l'année qui suivit. Sans bruit. Nous étions quelques uns à considérer cela comme une catastrophe : Les pédagogues. Les gestionnaires y voyaient juste une source d'économie. Ils ont eu gain de cause. Peut être qu'un jour le monde sera à nouveau dirigé par le bon sens. Marie fit une sortie de route discrète, comme à son habitude, puis elle poursuivit son aventure personnelle en dehors du monde de la formation. Ce fut pour le projet i.Drop et pour moi, personnellement, un coup difficile à encaisser. Nous étions jusque là deux pour porter un fardeau lourd et complexe. A deux il est plus aisé d'avancer. De garder les idées claires. D’affronter les doutes. Il me fallut donc apprendre à porter le bébé seul sans jamais perdre ni le Nord, ni la Foi: il est nécessaire de douter. mais il est bon parfois de douter du doute. ». Marie quitta définitivement le projet en 2011. Mais elle ne fut pas la première. En juillet 2010 commença un mouvement de décrochage de formateurs que je n’avais pas anticipé. Il devait se transformer en hémorragie. Le syndrome de la tarte au citron."Le monde ne veut pas être changé. C’est pour cela que les hommes se battent." La rentrée 2009 a signé le Grand Départ. Nous avions 2 objectifs. Le premier en rapport avec l’organisation, a été attaqué de front dès septembre, et le second… et bien pour le second ce fut beaucoup plus délicat car il avait un impact direct sur l’identité professionnelle des formateurs : Ce que l’on appelle la posture. Et sur ce sujet nous nous attaquions à du lourd. Nous allions payer cela au prix fort.
Le premier objectif a consisté à revoir tout le planning pour mettre en place le mouvement de mélange des groupes, qui devait conduire l’ETPN au terme de quelques années, à une mixité totale. De bonnes compétences en planification, un peu de jonglerie avec les effectifs et les alternances, une bonne maîtrise d’Excel et le tour était joué. On a un peu mouillé la chemise, mais au final on s’en est pas mal tiré. (On c'était Delphine mon adjointe à qui je dois tant et moi). Pour l’anecdote, quand notre organisation du redécoupage fut terminée, nous avons édité le tableau de planification réalisé sous Excel. Nous souhaitions l’afficher pour l’avoir sous les yeux H24, de façon à nous en imprégner. Le tableau sortit de l’imprimante en morceau. Découpé en feuilles A4. Ensuite on s’est armé de patience et d’un rouleau de scotch pour reconstituer le puzzle. Au final, notre tableau couvrait à lui seul une surface de près de 1m2 et permettait de connaitre à tout moment de l’année la composition et le degré d’hétérogénéité de chaque groupe métier. Ce tableau était la colonne vertébrale de toute l’organisation qui allait suivre. Le logiciel de planification dont nous disposions à l’époque n’était pas conçu pour gérer un tel niveau de complexité. Il tenait uniquement compte de groupes homogènes. Nous l’avons donc rapidement abandonné pour travailler à la main, à l’ancienne, ce qui offrait l’avantage de nous permettre de modifier nos options de planification sans avoir à intervenir sur des révisions compliquées de paramétrage. L’inconvénient, c’est que ce travail ne pouvait pas être exploité en terme de statistiques, mais nous ne nous posions pas encore cette question. Notre objectif était le suivant. Rentrée 2009 : on mélange les apprentis CAP 1ere année et 2ème années (degré de mixité = 2). Rentrée 2010 : On ajoute à ce groupe les apprentis CAP en 1an (degré de mixité = 3). Rentrée 2011 : On ajoute les salariés qui préparent un Titre professionnel (degré de mixité = 4). Rentrée 2012 : On ajoute les demandeurs d’emploi (degré de mixité = 5). A ce stade le groupe par essence sera mixte. Rentrée 2013, il sera aisé de greffer sur ce groupe des salariés en formation continue sur des programmes individualisés (degré de mixité = 6 = Maximum). Même pas peur ! Nous partions pour un voyage de 5 ans. L’équivalent d’un aller simple Terre/Jupiter. Pour voyager sur une telle durée, la question des ressources est primordiale : eau, air, nourriture. Comment gérer les maladies. Comment gérer les tensions. Quel plan B en cas de dommage en vol ? Bref nous en étions exactement là. La première question qui pointa son nez fut effectivement celle des ressources. Mais en pédagogie, les ressources ne ressemblent pas à un stock de boites de conserves ou de nourriture lyophilisée. Les ressources sont les cours, les exercices, les activités de découverte, les évaluations etc.... Plus généralement, la « ressource principale » c’est le formateur. Non pas en tant qu’il est une personne (et c’était bien là le début du problème) mais en tant qu’il est capable d’expliciter son savoir et de l’écrire au tableau lorsqu’il est en face d’un groupe. En tout cas c’est comme ça dans une organisation traditionnelle, homogène. Le discours étant identique et collectif, l’individu se perd, pour laisser le groupe prédominer. Ce qui permet à certains de dire (et je partage cet avis) qu’à raconter la même chose à tout le monde, le formateur s’adresse à une espèce d’apprenant idéal. Un apprenant sensé posséder des prérequis, ou des pré acquis. Un apprenant sensé comprendre au rythme imposé par le formateur, un apprenant sensé poser des questions à certains moments et se taire à d’autres. Bref un apprenant parfait, et parfaitement spectral. Un fantôme. En conclusion : à formater le cours pour cet apprenant-là, le cours ne convient à personne. Résultat, si on définissait la performance ou le rendement pédagogique (Rp) comme le rapport entre ce qui est compris sur ce qui est expliqué, dans un grand nombre de cas (correspondant aux franges extérieures de la courbe de Gauss qui modéliserait la classe) Rp serait voisin de zéro. Et proche de 1 pour quelques très rares individus, que la nature et le hasard auraient doté d’une configuration cognitive proche de celle du formateur. (Ah ! et bien en voilà au moins un qui comprends, donc je suis clair. Donc si les autres ne comprennent pas, je n’y suis pour rien. Ils n’ont qu’à travailler davantage.) Logique alambiquée, qui ne résiste pas à l’analyse. Mais logique bien enracinée dans les pratiques séculaires d’un enseignement académique formaté à la production d’objets scolaires, là où la vie demande des sujets comprenant. Comment se poser la question du sujet qui apprend ? de ce qu’il apprend, pourquoi et comment, quand on ne s’est déjà pas posé la question de pourquoi on est devenu formateur. Ce qui nous conduit directement au second objectif de notre dispositif visant à piloter l’hétérogénéité : dissocier savoirs et posture. Autrement dit : « Ce que vous dites, n’est pas le plus important, de toute façon dans un dispositif mixte, vous n’aurez pas le temps de passer votre temps à adapter vos cours à 5 profils différents. » Il conviendra de faire autrement, et faire autrement, c’est ne plus faire ce que vous faites. ( Aïe !!!) Dans la salle de réunions, les formateurs me regardent éberlués. Je suis en train de leur dire de ne plus faire cours. De toute façon, sur 2 heures de temps avec un groupe de 15 apprenants allant de l’apprentis de 15 ans au Demandeur d’emploi de 40 ans, en passant par le salarié de 28 ans là pour 2 jours, et son voisin ici pour préparer un CCP de titre pro sur quelques semaines… comment dire : « Faire cours est impossible ! ». Personne de bronche. Je ménage mon effet dans le respect du principe de nécessité : « Si vous n’êtes pas dans l’impérieuse obligation de bouger. Vous ne bougez pas. » Donc par la contraposée, si vous voulez que les gens bougent, mettez-les dans une situation inconfortable. Non ! dans une situation insupportable. Je venais de les y mettre... sans délicatesse. - Comment on va faire ? - Comment vous allez faire quoi ? - Mais comment on va faire cours ? - Je ne comprends pas ? - Comment on va pouvoir faire cours ? ils sont tous différents ? Les jeunes ! - Oui c’est vrai, ils sont tous différents. Mais ils viennent tous apprendre le même métier. Ils ont au moins ce point en commun. Les 6 formateurs assis autour de la table étaient décomposés. Ils venaient de subir un choc (et allaient me rendre la monnaie de ma pièce à la première occasion.) - Ecoutez bien ce que je vais vous dire ! Quand vous faites cours à une classe, au tableau avec votre marqueur, que se passe t’il dans la tête des apprenants. (Rires à peine dissimulés. Je connaissais la réponse.) - Ben, pas grand-chose ! - Vous me dites donc que vous faites cours à une classe entière, tout en sachant qu’il ne se passe rien dans la tête de vos apprenants ? C’est bien ça ? - Non ! Non ! on n’a pas dit ça ! - Si ! Si ! vous l’avez dit. Et vous avez également dit que, sachant cela, vous continuez de leur faire cours ? Vous continuez de faire cours à des jeunes dans la tête desquels, selon vous, il ne se passe rien ? Et vous aimez votre job ? Il a du sens pour vous ? - Ben on termine le programme ! On fait notre boulot ! - Donc votre travail consiste à terminer un programme, face à un groupe de personne qui n’en tire rien ? Je me trompe ? - Non, là tu exagères. Il leur reste forcément quelque chose. A force de rabâcher ! - Donc vous rabâchez ! Vous ne lâchez rien ! c’est bien ! Vous rabâchez quoi ? par exemple. - La densité ! Je le fais en techno. - Ah oui et moi, je le refais en maths science. - Et moi le leur ai fait l’année dernière au entrants, mais de toute façon il faut que je le refasse. - Et ? dis-je… j’étais en train de les conduire exactement là où je voulais qu'ils soient. - Et quoi ? - Ça ne vous questionne pas ? Une notion aussi basique que la densité. Réexpliquée plus de 10 fois à des jeunes qui ne l’ont toujours pas intégrée ? Y’a pas un truc qui cloche ? Silence. Tension palpable. Saine tension. - Ben on fait notre boulot ! L’expression venait de sortir. Enfin ! - C’est quoi votre boulot ? - Ben. Faire cours ? - Ah bon ? Je ne crois pas non ! Ce n’est pas la définition de la fonction de formateur donnée par l’inspecteur d’académie. Malaise dans la salle. Regards de biais. On était en train d’abattre des murs dans le fondement psychologique de chacun et de questionner l’identité professionnelle. - La définition donnée par l’inspecteur d’académie. Définition que je partage car elle est juste et précise, est la suivante. Un formateur est quelqu’un qui permet à des apprenants de construire leurs connaissances. Et aider un apprenant à construire ses connaissances, ça ne se résume pas à : « Faire cours ». Verdict tombé. Personne ne bronche. Les certitudes vacillent. Le silence s’allonge. - Si on ne fait plus cours, alors on fait quoi ? - C’est simple. Vous allez donner des prescriptions de travail individualisées. L’un d’eux ira étudier telle notion. Un autre fera tel exercice. Un autre encore fera une évaluation. Au lieu de gérer un groupe uniforme, vous allez gérer 15 personnes différentes. - Mais on va passer notre temps à répéter les mêmes cours à des moments différents. - Bien sûr que non ! Nous allons découper vos cours, les mettre en ligne. Et vous indiquerez à vos apprenants quels cours étudier et à quel moment. On sera au moins certain que dans une telle organisation, l’activité intellectuelle se produit dans leur tête et pas seulement dans la vôtre. Vous allez devoir changer de posture. Et utiliser des outils numériques. - On n’a jamais fait comme ça ! - En êtes-vous certains ? Si vous avez envie de faire une tarte au citron meringuée, vous faites comment ? La réponse fut immédiate. - On va chercher la recette sur internet. - Oui, sur Marmiton ! - OK. Vous n’attendez pas qu’un formateur débarque dans votre cuisine pour vous expliquer comment faire ? Vous vous débrouillez avec des ressources en ligne. C’est ça Marmiton ! C’est juste des ressources en ligne. Ne me dites pas que vous n’avez jamais fait comme ça ! Vous l’avez déjà fait. Vous l’avez fait pour vous. Et bien, vous allez le faire avec eu. - Mais, on n’a pas de ressources en lignes. - Oui ! Bien sûr. Nous n’avons pas de ressources en lignes. Mais ce n’est pas un problème. On va en créer. Changer de posture. Créer des ressources numériques et les utiliser. Simple à dire. Mais plus difficile à entendre. Ensuite est arrivée l’avalanche d’oppositions : « Nos ordinateurs sont trop vieux. Nos cours sont sur papier. On n’a pas de Wifi. Notre connexion est insuffisante. On n’est pas formés. Il nous faut des tablettes. On n’a pas assez de salles. Ça va demander du temps. Si nos cours sont en ligne, tout le monde va nous les voler. Comment on va gérer les droits d’auteurs ? etc.» Le diable est dans les détails et le diable était en train de se déchaîner. Qu’à cela ne tienne. J’y croyais. Marie y croyait. Christophe pouvait cofinancer un volet numérique. Nous avions presque toutes le briques du projet. Restait la question de la reconfiguration des espaces. Les salles étaient toutes rassemblées au même endroit, et les plateformes éloignées des espaces de cours. Ça n’allait pas. Une telle distribution maintenait la rigidité du système. Nous devions permettre aux formateurs de décider qui devait travailler en salle sur des ressources numériques, qui devait travailler en ateliers à l’extérieur. On devait travailler simultanément sur 3 axes. 1) Orienter les investissements vers des salles légères sur plateforme extérieurs. 2) Trouver le moyen et l’argent de développer des ressources en ligne. 3) Accompagner les formateurs à cette mutation. Nous étions tellement focalisés sur les conditions matérielles à réunir pour que ce projet puisse se mettre en place, à savoir : préparer les infrastructures immobilières et réseaux et montrer à quoi pourrait ressembler une base de donnée en ligne, tout en assurant un changement dans la composition des groupes et en gérant un niveau de complexité jamais égalé, que nous n’avons pas vu l’orage arriver : un seul coup de tonnerre, brutal venu de là où on ne l’attendait pas. De l'extérieur de l'établissement. Le monde nous faisait savoir , pour la première fois, que nous le dérangions. Marie & Christophe"Il y a 2 façons de se confronter aux choses. Tourner autour ou les traverser. Tourner autour laisse un arrière-goût d’inachevé." Organisation mixte ! répéta Paul, mon DG. J’ai regardé sa tête. En 2009, je n’étais encore que son adjoint. Je devais lui succéder en 2010 à son départ en retraite.
"Organisation Mixte ! On le fait déjà. Ce n’est pas vraiment une nouveauté ! - Je me suis mal fait comprendre. Aujourd’hui notre organisation mélange les statuts. C’est tout. On mélange les contrats d’apprentissage avec les contrats de pro. C’est une mixité financière. Pas une mixité pédagogique. Il faut aller plus loin. Beaucoup plus loin. - C’est-à-dire ? - Mélanger tout le monde au sein d'un même métier, et faire de l’hétérogénéité des groupes de principe fondateur de notre organisation et de notre pédagogie. Si un groupe d’apprentis est homogène, tenter d’y greffer un n+unième apprenant, un salarié ou un DE sur un parcours différent est impossible. La greffe ne prend pas, car on tente d'associer 2 logiques incompatibles : l’homogénéité du groupe avec l’hétérogénéité de la greffe. Le n+unième candidat le supporte mal, car le groupe ne l'intègre pas. Si on veut pouvoir répondre aux entreprises sur les demandes que nous avons actuellement, des demandes unitaires, atypiques et hors catalogue, il faut que les groupes deviennent hétérogènes pas essence. Alors nous pourrons greffer des candidats à l’unité sans avoir à imposer à l’entreprise ni calendrier, ni programme tout en restant dans un coût acceptable, c’est-à-dire proche du coût actuel de prise en charge des formations. Le coût marginal de la formation du n+unième candidat de ce fait ne vaut presque rien, car tout le dispositif est déjà en place. En théorie cela devrait nous permettre de compenser la perte liée aux formations catalogues que nous repoussons sans cesse, pour finir par les abandonner car il devient impossible de franchir le seuil de rentabilité de 8." Paul ne disait rien. Il me regardait fixement, sans sourciller. Emporté par mon élan, je déroulais le fil de ma logique. " Une telle organisation n’a que des avantages." Je marquais une pose. Je ne parvenais pas à savoir si Paul allait répondre. " Bon Dieu, C’est une idée géniale ! " ou " C’est le truc le plus farfelu que j’ai jamais entendu. " pour ne pas dire " le plus idiot ". " Continuez Charles ! Il a juste dit ça. - OK. Il faut partir du terrain, de la réalité des chantiers. De ce que vivent les salariés et les apprentis lorsqu’ils sont en entreprise. C’est finalement très simple. Le geste professionnel à acquérir ne dépend pas du niveau, ni du diplôme ou du statut de la personne qui vient à nous pour une formation. Poser une bordure T2 ou réaliser un branchement d’adduction d’eau potable, c’est la même chose qu’on soit en CAP canalisateur, en titre Constructeur de canalisations, en perfectionnement AEP, qu’on soit Demandeur d’emploi, apprenti ou salarié. Le geste est le même. Pourquoi regrouper les gens par diplôme comme à l’école de la république ? Cette logique-là ne fonctionne que si on a une volumétrie suffisante. Ça fonctionne dans le cas d’une éducation massive et normalisée. Mais le monde est en train d’opérer un retournement à 180 degrés. Nous n’avons plus suffisamment de candidats, et chacun veut un parcours adapté jusqu’à bénéficier d'une personnalisation totale. Le vieux modèle marche sur 3 pattes et bientôt il va se traîner sur 2. Le monde ne reviendra pas en arrière Paul ! Il nous reste encore un peu de moyens, et nous avons quelques mois devant nous. Ne les gâchons pas à maintenir en vie un dispositif moribond dont la qualité pédagogique n’est plus en phase avec ce que les apprenants attendent de nous. - Ne vous emballez pas. Il faut étudier les choses » dit-Paul avec un sourire en coin à peine perceptible. Paul était à 18 mois de la retraite. Il avait toute sa vie travaillé dans la formation. Il avait dirigé de gros établissements et avait un qualité (qui pouvait à tout moment se retourner contre lui.) : Paul faisait confiance. Et je crois qu’il aimait bien les gens "différents". J’ai poursuivi sur ma lancée. Plus je m’évertuais à lui faire comprendre le modèle que j’avais en tête, plus ce modèle gagnait en clarté. - Pour être concret, aujourd’hui on répète sans cesse les mêmes cours à des groupes d’effectifs de plus en plus faibles. Pourquoi ne pas regrouper tous les apprenants par métier, et non plus par année, ou par diplôme. Ils tireront ainsi profit de leurs différences. Si on met ensemble tous les ignorants, Il ne se passera rien. Mais si on mélange des novices et des personnes expérimentées, on créé des interactions pédagogiques beaucoup plus riches que dans un groupe homogène. Et du même coup, on règle notre problème de sous effectifs tout en améliorant la qualité. On en revient au principe premier d’hétérogénéité. - OK, OK. Vous m’avais convaincu...presque ! Ce que vous proposez provoquera un changement radical. Tout va être bouleversé : le pointage des stagiaires, le suivi des parcours, la planification, et je ne parle même pas des formateurs. Vous mesurez le risque ? " Je pensais que Oui. Mais je me trompais. Et de beaucoup. J’étais un jeune directeur et j’avais sous-estimé un phénomène pourtant bien connu : La résistance au changement. Risque : maximum. Temps nécessaire : beaucoup plus long que prévu. Obstacles à surmonter : sans fin. Gens à convaincre : il en apparaissait tous les jours. Pour moi cette révolution était d’une telle évidence qu’à aucun moment je n’ai imaginé qu’en 2009, personne n’en voudrait. J’allais subir le ridicule, le dénigrement, les quolibets, les moqueries, les sourires en coin et les regards de biais, bref toute la gamme des expressions de la résistance farouche et passive de ceux qui pensent que si le monde est tel qu’il est ; c’est qu’on a pas trouvé mieux, sinon ça se saurait. Par voie de conséquence, si on n’a pas trouvé mieux, mieux n’existe pas, on est donc au top niveau. Pourquoi chercher plus loin. Voila l’argument parfait pour rester les fesses dans son fauteuil en simili cuir à cultiver un encéphalogramme plat et à vider la réserve de dosettes de café. Mais j’ai aussi découvert que si personne ne peut marcher à votre place sur le chemin escarpé que vous avez choisi (ou qui s’impose à vous), au milieu des hordes d’esprits fossiles, de temps à autre, au moment où vous êtes sur le point de tout lâcher, de renoncer, quelqu’un sort de la foule, croise votre chemin, et vous lance un regard d’encouragement, ou une parole nourricière. Juste pour dire « Les autres ne comprennent pas, mais c’est vous qui êtes sur la bonne voie ! » - OK Charles ! Vous êtes prêts à vous engager dans un tel projet ? demanda Paul. - Oui. De toute façon je ne vois pas d’autre solution. Et je ne vais pas attendre ici, à regarder le marché historique s’effondrer. Je sais que si nous ne conservons notre organisation actuelle, nous courrons à la catastrophe financière. - Bien. Préparez votre présentation pour le prochain conseil d’administration." Voilà, c’était parti. La mixité totale des groupes (ou quasi-totale) n’était plus une hypothèse. Plus simplement un concept farfelu entre moi et moi. Ça venait de naître au monde réel parce que j’en avais parlé, et que j’avais été entendu. Au commencement était le verbe. Non ? Nous allions donc engager la mutation de l’organisation de l’établissement pour remonter les effectifs de groupes au-dessus du seuil létal de 8. Mais surtout, nous allions réaliser cela en tenant compte de l’équation complexe à 7 paramètres. Juste avant que je quitte son bureau, Paul a ajouté : "Charles. Ne vous limitez pas à une présentation générale de votre projet. Pensez que le conseil va poser des questions, auxquelles il faudra répondre. C’est eux que vous allez devoir convaincre. Pas moi !" Je savais que j’avais raison, mais je savais aussi que j’avais une faille. Je n’étais pas le meilleur communicant au monde, et comme on n’a qu’une seule fois l’occasion de faire une première impression. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Le conseil d’administration était composé à l’époque de chefs d’entreprises dont la moitié étaient des TP, et l’autre moitié hors TP. Personne n’était expert en formation. Un seul argument pouvait les toucher : Et ce n’était pas l’argument de la pertinence pédagogique. Sans équilibre financier, aucune présentation ne pouvait tenir la route. Il fallait donc relier « l’affaire » aux comptes d’exploitation et à la possibilité de rapidement les remettre dans le vert. L’argument financier principal tenait à l'objectif de repasser au-dessus du seuil de 8. Mais comme la solution 1, (le système simpliste de deux équations à deux inconnues) permettait d’atteindre ce but, le risque était grand de voir le Conseil imposer dans cette voie pour éviter d'inutiles complications. Le gain lié au seul franchissement du seuil de 8 n’était donc pas suffisant. Il fallait trouver une autre source de financements. Sans le savoir (en tout cas si il le savait, il ne me l’a jamais dit) Paul m’a montré le chemin vers l’argument manquant. Ce chemin me conduisit à Marie. " Prenez contact avec ADEFOR. C’est leur Job de vous donner un coup de main sur votre projet. " Adefor était un ONVI. Un GIE qui rassemblait tous les centres de formation du bassin Alençonnais : Institut de plasturgie. Services à la personne. Artisanat. Métiers de bouche. Tertiaire et Travaux Publics. Ce GIE avait une unique mission : Accompagner les organismes dans leur mutation pédagogique. Tâche ingrate et difficile qui relevait autant de la capacité à tenter sans relâche le mariage de la carpe et du lapin, que du management de haut vol, tant les directions générales des organismes membres, prises dans le feu des marchés, des réglementations, des réformes et des financements alambiqués, avaient un mal fou à communiquer avec leurs responsables et ingénieurs pédagogiques. Mais Marie ne désespérait pas. Elle accompagnait les établissements, respectait leur rythme, faisait émerger les idées nouvelles, et prenait soin d’éviter aux signaux faibles (dont je faisais partie) de mourir d'étouffement sous le poids des idées reçues. J’ai rencontré Marie dans son bureau installé sur le Pôle Universitaire Nord d’Alençon. J’ai déballé tout ce que j’avais dans la tête, en vrac, en me servant d’un paper board et d’un marqueur. A la fin de mon exposé, le paper board était couvert de mots, flèches en tous sens, dessins, chiffres et connecteurs logiques. Marie, attentive ne m’avait pas interrompu. "Voila l’idée, dis-je. - C’est un projet ambitieux ! répondit-elle, avec la retenue et la discrétion qui la caractérise. Comment vois-tu la suite ? - Hé bien, c’est là où ça se crispe. Il faut imaginer la transition. C’est-à-dire le moyen passer de l’organisation actuelle en silos, à une organisation fondée sur l’hétérogénéité des groupes. Et tout cela sans faire exploser l’avion en vol. - D'accord. Tu as conscience que ça va demander plusieurs années.? Les formateurs ne supporteront jamais de passer du tout homogène au tout hétérogène du jour au lendemain. Et la rentrée prochaine est dans quelques mois. " J'avais conscience mais j'avais aussi la foi des novices. On a travaillé dur et on a finit pas trouver. Nous allions organiser la transition à la Japonaise : petit pas à petit pas, sur 5 ans. Mais surtout, Marie apporta assez vite l’argument manquant qui devait convaincre le conseil d’administration. L’argument s’appelait Christophe. Christophe travaillait au service « Développement Numérique du Territoire» de la Région Basse Normandie » (A l’époque les deux Normandie n’avaient pas fusionné.) Marie le connaissait depuis des années, et avait monté plusieurs projets avec lui. Elle organisa un Rendez-vous. " Ça c’est de l’innovation pédagogique totale ! Christophe était quelqu’un d’ouvert, de pertinent, toujours en quête de pépites à valoriser. - Exactement ! dit Marie. Avec ce projet, l’ETPN se place dans la continuité de l’impulsion donnée par Paul depuis l’origine de l’établissement. Mais là ! ça prend une toute autre tournure. - Comment financerez-vous cette mutation d’organisation ? demanda Christophe. - Je ne sais pas ! En fait il y a des tas de choses que je ne sais pas sur ce projet. Ça apparaît au fur et à mesure de l’avancement. Pour l’instant on travaille sur l’organisation de la transition de modèle. - OK, répondit-il! Vous allez avoir besoin d'un volet numérique. Je ne sais pas où. Mais vous allez en avoir besoin. Et la région peut financer ce volet sur du FSE. - FSE ? J’entendais pour la première fois les trois lettres qui allaient conditionner ce projet et une grande partie de ma vie professionnelle, jusqu’au grand tournant de l’été 2019 : dix ans plus tard. - Le Fond Social Européen. Dit Christophe. Ajoutez une dimension numérique à votre projet, et la région Normandie cofinancera sur ces fonds-là. " Nous y étions. Paul m’avait conduit à Marie, Marie à Christophe, et Christophe à l’argument financier qui manquait pour convaincre le conseil d’administration d’opter pour la résolution de l’équation complexe à 7 paramètres et non pas l’équation de niveau collège. Nous allions faire de l’Innovation Pédagogique & Numérique l’ADN de l’ETPN. Pour cela nous irions capter des fonds de soutiens à l’innovation et des co-financements extérieurs. Cette source de revenus financera le temps que je passerai sur ce projet et le temps que l’équipe, à tous les étages de la fusée, passera bientôt. Cette seconde source de revenus allégera le poids financier des fonctions supports impliquées. Couplé à une augmentation des effectifs par groupes. le double dispositif pouvait remettre les comptes dans le vert. Et ça a fonctionné. La mémoire est imparfaite, la vérité relative, et la réécriture de l’histoire une discipline courante qui n’est pas pratiquée, par tous ceux qui s’y adonnent, avec la rigueur académique de mise chez les historiens. On a vu des criminels devenir des héros et des saints voués à la fosse commune. L’histoire, oui, est un instrument de contournement du réel, pour ne pas dire « d’instrumentalisation ». Vous savez ce qu’on dit de la notoriété ? (Entre notoriété et histoire il n’y a qu’un petit pas aujourd’hui à l’heure du buzz digital organisé) : Vous pouvez estimer que vous êtes connus quand des gens que vous avez croisés une fois sur un quai de gare racontent partout qu’ils partagent votre salle de bains. Pour les projets, c’est la même chose. Vous mesurez qu’ils sont « importants », le jour où leur histoire s’échappe pour vivre sa propre vie, déformée, capturée, amplifiée, colorée ou noircie par tout un tas de personnes, dont une faible proportion sait exactement de quoi elle parle (vous avez leur 06) et le reste colporte ou écrit à peu près n’importe quoi. Avant d’en arriver à ce point crucial où il devient urgent d'intégrer la communication à la stratégie, au risque de voir le « mythe » prendre des couleurs de ragots de bas-fonds, il devra s’écouler du temps. Le temps de la conception, de la gestation, de la naissance et le temps de l’enfance. Ce temps long et faussement paisible ou toute l’énergie est mise pour d’abord s’extirper du ventre nourricier, naître à un monde nouveau, y survivre, puis exister, devenir légitime, puis renaître… à sois, aux autres… renaître sans cesse. J’ai donc présenté le concept de la nouvelle organisation au conseil d’administration lors de l'assemblée générale du 18 juin 2019 (étrange synchronicité pour un nouvel appel). Le Powerpoint d’origine est enregistré quelque part sur mes disques durs d’archives. Dix personnes ont écouté attentivement, posé des questions pertinentes. J’y ai répondu, Voilà ! Accouchement en douceur. Une claque sur les fesses du bébé. Un cri de bienvenu. Tout est OK. Lavage de mains. Dossier suivant. YAPLUKA ! Sur le Procès-Verbal d’Assemblée Générale, avec tout le formalisme de rigueur, il est écrit : "L'Assemblée Générale approuve le nouveau modèle pédagogique." Acte de naissance signé. Parrain : Christophe. Marraine : Marie. Le bébé n’a pas encore de nom. A ce stade on a bien pensé à « Nouvelle organisation pédagogique de l’ETPN», ça faisait un peu prénom indien, mais en bien moins exotique que « Brise du matin » ou « Cheval fougueux ». Faudra vraiment qu’on trouve autre chose ! L'idée d'un nom de baptême a commencé à germer quand nous nous sommes attaqué à la question du volet numérique. |